2.4.10

Arabie Saoudite, Iran : "Belgique, bienvenue au club !"


Autant être clair dès le début : je m'oppose formellement au port de tout type de voile facial, niqâb, lithâm et autre burqa ou tchadrî.


Selon moi, le port de ces vêtements coutumiers - originaux ou réinterprétés - que certains essaient de mettre sur le dos de l'islam repose sur des interprétations biaisées (pour ne pas dire un viol sémantique) du Texte coranique et de la geste prophétique, sont en déconnexion complète avec la culture et la tradition européenne, et trouvent leurs sources dans des contextes culturels, politiques et socio-anthropologiques à des années lumières de notre réalité. Ces éléments les excluent sans équivoque du champ des possibles comportementaux et vestimentaires musulmans européens.


Ceci posé, la décision unanime de la Commission de l'Intérieur de la Chambre des Représentants de Belgique visant à interdire de manière absolue toute fréquentation de l'espace public le visage partiellement ou totalement masqué fera du 31 mars 2010 un jour noir dans l'histoire des démocraties libérales.


Et quand je dis "de manière absolue", c'est tout relatif : les exemptions sont déjà prévues pour certaines professions, mais aussi pour certaines manifestations culturelles : que les musulmanes en niqâb se rassurent, elles pourront le porter sans crainte pendant le carnaval ! Nos bonnes vielles valeurs et traditions culturelles sont sauves - tout le monde aura bien compris qui est visé(e) à travers cette loi d'interdiction générale !


Pourquoi un jour noir pour les démocraties libérales ?


Tout d'abord, pour la façon dont cette décision a été prise.


A) Aucun débat politique serein préalable sur le fond, mais un unanimisme blanc, majoritaire, crispé sur sa définition étroite de ce qu'est le vivre-ensemble - même Ecolo n'ose plus assumer des positions progressistes, c'est dire si le niveau zéro du débat politique est atteint !


B) Aucun débat sur la question qui aurait impliqué les premières concernées : les quelques dizaines de femmes en Belgique portant le niqâb. Quelles sont leurs motivations, leurs projets, leurs envies, leurs idéaux, ce qui les amène à se retrancher partiellement de la société, à poser ces choix difficilement compréhensibles de l'extérieur ? En vérité, le monde politique s'en fiche comme de sa première chemise, ce ne serait de toute manière qu'une bande d'écervelées, manipulées, soumises, violentées, cloîtrées… à sauver envers et contre tout, surtout leur plein gré…


C) On vient d'assister à un court-circuitage de 1ère classe de la seule enceinte plus ou moins légitime où un tel débat aurait dû prendre place : les Assises de l'Interculturalité. Censées rendre leurs conclusions en juin, elles viennent de prendre un sérieux coup dans l'aile, d'autant que le second parti à pousser pour une mesure législative de cette ampleur est le Cdh. Le parti de la Vice-Première Ministre à l'origine même de ces Assises. Dissensions internes, calculs politiciens sur plusieurs tableaux ? Quoiqu'il en soit tant la légitimité des Assises que celle de Mme Milquet sortent écornées de cette péripétie.


Ensuite pour les motivations sous-tendant cette décision ainsi que pour la décision en elle-même.


A) L'argument de la libération des femmes a rapidement fait long feu. S'il peut être pertinent dans d'autres contextes culturels (genre Afghânistân), les informations parcellaires dont nous disposons aujourd'hui montrent qu'une partie considérable des femmes portant le niqâb sont belges de 2ème génération ou converties à l'islam - s'inscrivant dans une démarche de "born again", de recherche obsessionnelle de pureté et de salut individuel. Que l'on soit en désaccord ou pas avec leurs motivations, il s'agit principalement d'un voilage consenti - Dieu Seul étant à même de connaître et d'apprécier le degré de liberté individuelle à la source de ce consentement. En tant qu'êtres humains sans accès privilégié aux profondeurs des âmes, nous sommes condamnés à n'en connaître que ce que les premières concernées nous en disent.


Dès lors, tenter de libérer contre leur gré des gens qui choisissent de s'isoler ou de vivre en retrait de la société - que cela nous plaise ou non - est une aberration et l'aporie sur laquelle se fracasse inévitablement l'argument de la libération de la femme "en niqâb". Enfin, aucun preux chevalier de la libération de cette dernière n'a fourni d'argument consistant quant à la gestion des conséquences négatives d'une telle interdiction. Si cette personne est véritablement contrainte de porter ce type de vêtement qui constitue ainsi son seul viatique pour rencontrer le monde extérieur, cela ne fera que renforcer son isolement, sans plus de possibilité de contacter des intervenants extérieurs. De quelle libération parle-t-on ? S'il s'agit d'une personne le portant par choix personnel, il est alors question d'un déni pur et simple de son droit de manifester sa religion en privé comme en public, tel qu'il est garanti par la Convention Européenne des Droits de l'Homme qui ne pose comme restriction à ce droit que les menaces à l'ordre, à la sécurité et à la santé publique.


B) Mais là où le délire atteint son comble, c'est lorsque les braves parlementaires à l'origine de cette proposition de loi n'hésitent même plus à écarter d'un revers de la main la seule justification recevable à une telle interdiction: l'argument de la sécurité. Terminé ! Selon leurs interviews, ce qui justifie cette démarche, c'est la nécessité de préserver le vivre-ensemble ! Et c'est là que le concept même de démocratie libérale est vidé de sa substance !


En effet, la préservation du vivre-ensemble n'est reprise dans aucun texte fondateur de nos sociétés comme une base juridique recevable pour restreindre de quelque manière que ce soit la liberté individuelle. Au contraire, celle-ci doit primer et ne doit être limitée que de la façon la plus légère possible pour justement permettre le développement d'un convivium offrant les plus grandes possibilités d'épanouissement individuel et collectif à tout un chacun.


Dans leur volonté crispée de défendre un vivre-ensemble fondé sur un communautarisme majoritaire qui s'ignore, nos parlementaires ont franchi la ligne jaune qui fait passer toute société du statut de démocratie libérale à celui de totalitarisme majoritaire, rejoignant l'Iran et l'Arabie Saoudite dans le club sélect mais peu enviable des rares pays qui prescrivent une norme vestimentaire dans l'espace public et interdisent tout ce qui va à son encontre. Au point de criminaliser les opposants comme c'est le cas aujourd'hui puisque les modifications prévues au code pénal prévoient amendes et peines d'emprisonnement !


Mais les similitudes de s'arrêtent pas là : il y a une cohérence profonde entre les démarches de ces trois pays. En effet, à chaque fois, la préservation de la dignité - voire de la liberté - de la femme est invoquée pour justifier l'injustifiable : la restriction des libertés individuelles de certaines de nos concitoyennes. A chaque fois, c'est un groupe majoritaire qui profite de son poids électoral pour imposer sa loi à une minorité (or toute la philosophie des Droits de l'Homme est précisément de prévenir ce type de dérive). A chaque fois, ce sont des mâles dominants qui montent au créneau pour défendre la dignité, l'honneur et la liberté des femmes et leur imposer ce qui est bon pour elles, ayant recours au besoin à quelques supplétives trop heureuses de pouvoir exister en aboyant avec la meute et en apportant leur caution de femmes, voire de féministes engagées, à cette violence symbolique inouïe commise à l'encontre d'autres femmes professant des opinions différentes.


Un véritable jour noir pour la démocratie et pour la cause des femmes, de toutes les femmes…


Car ne nous trompons pas de cible, ni d'analyse. Ce n'est pas à la promotion du progressisme que nous assistons aujourd'hui, mais au retour d'un ordre moral, blanc, quadragénaire, profondément machiste et inégalitaire, fruit d'une alliance étonnante entre une vieille droite catholique nostalgique, des néo-réacs laïcards de tous poils, des identitaristes désabusés ou qui s'ignorent... le tout sur fond de la perception d'une Europe veille fille ramollie en plein doute existentiel, se préparant à se faire trousser à corps défendant par les virils bataillons islamistes de la célèbre 5ème colonne.


En effet, lorsque l'on entend l'assistante de M. Ducarme justifier sur la BBC cette proposition de loi, arguments coraniques à l'appui, cela fait froid dans le dos, car le politique n'hésite plus à franchir allègrement sa "sacro-sainte" séparation du religieux, prétendant apprendre aux musulmans de Belgique quelle est la bonne interprétation de leur religion et de leur Texte fondateur.


Quand la majorité, à force de loi, prétend ainsi imposer unilatéralement à une minorité sa conception du convivium, sa façon de se vêtir, sa façon de comprendre et de pratiquer sa propre religion, on a tourné la page de la démocratie et l'on s'enfonce dans de sombres perspectives d'avenir. Car à cette aune, on viendra bientôt interdire les gay prides (c'est déjà le cas à Vilnius) ou aux gays et lesbiennes d'être démonstratifs dans l'espace public, puis aux jeunes de s'habiller de telle façon, d'être trop bruyants… Quand une société est prête à une telle remise en cause des droits fondamentaux de certains de ses membres, il n'y a plus de limite au retour de l'ordre moral et du totalitarisme.


Certes, M. Ducarme, entre autres, y est allé de ses rodomontades habituelles, envoyant un signal fort aux islamistes ! Oui da ! Ils tremblent tous dans leurs chaumières devant un tel courage et une telle détermination à défendre la démocratie ! La Sûreté rapporterait même qu'ils seraient en train d'affréter des cars pour un exode massif vers ces lointains pays barbares où l'on ne respecte pas les femmes…


Mais non, je plaisante ! En vérité, tant qu'à être cynique jusqu'à la dernière ligne, si l'on partageait une seconde le délire islamisto-conspirationiste de MM. Ducarme et consort, mais… pourquoi ces islamistes suppôts du nostalgisme califal quitteraient-ils la Belgique ? En effet, à l'aune de mon analyse, ils ont gagné hier, grâce aux soutien béat des petits soldats d'un conformisme majoritaire passéiste et abject, une bataille décisive : grâce à cet étron totalitaire déposé en Commission de l'Intérieur, la Belgique a tourné le dos à une longue tradition de libéralisme éclairé et pragmatique, pour s'engager, à l'unanimité aveugle de ses représentants, sur la voie du renoncement à l'édifice inestimable des droits de l'homme, sur la voie du déni, voire de l'oppression de la différence, de la divergence et de la diversité.


Que ces islamistes fassent preuve de patience et dans quelques années, ils viendront cueillir le fruit d'une Belgique au pas, toute disposée à passer du statut de république des imbéciles à celui de république islamique.


Comme quoi, l'ignorance des uns est toujours l'alliée objective des plus radicaux.


Si au moins, ils avaient voté ce texte ce premier avril, on aurait pu en rire.



Michael Privot



Addendum :

Ne voulant pas laisser accroire que je serais partisan d’un multiculturalisme « version bisounours », je précise encore que ce qui me choque ce n’est pas tant l’objectif que la méthode utilisée. Le port du voile intégral est l’expression, selon moi, sous couvert d’une excessivité normative, d’une volonté de retrait de la communauté majoritaire pour toute sorte de raisons variant autour d’un profond mal-être ou malaise social. Quand quelqu’un est convaincu que sa propre société ne veut pas de lui, le rejette, le marginalise, il ne faut pas s’étonner qu’il souhaite faire un pas de côté sans s’en retirer complètement non plus – marquer sa différence « je suis contre, mais encore avec ». Dès lors, au lieu d’adresser les causes multiples et complexes pouvant mener à ce type de comportement (dont bien sûr mais pas uniquement discriminations, exclusion, faillite scolaire, manque de connaissance religieuse, diffusion d’une idéologie de rupture…), les parlementaires choisissent l’option facile et très rentable politiquement à court terme d'imposer par la loi un convivium particulier (ils réaffirment de manière cathartique « leurs valeurs » et leur cohésion de groupe en engrangeant un maximum de bénéfice politique en termes d’image à un coût insignifiant en matière d’électeurs). Or, le vivre-ensemble, cela se construit ensemble, précisément, pas à coup de trique.


Dès lors, ils s’aliènent plus encore la communauté musulmane dans son ensemble qui, bien que ne soutenant pas le port du voile facial de manière ultra-majoritaire, ressent que cette proposition de loi la vise en particulier. Qu’on le veuille ou non, la communauté musulmane est le partenaire indispensable à toute élaboration d’un vivre-ensemble inclusif et la mieux à même de faire évoluer positivement les mentalités en son propre sein. Se l’aliéner est au mieux une erreur stratégique, au pire une volonté délibérée de nourrir et de faire s’auto-réaliser le clash des communautés.

#2 : Claquer la bise, serrer la main - quand mon paradis dépend de la façon dont je te dis bonjour

Cette pratique, peu connue il y a encore une trentaine d’années au sein des communautés musulmanes, s’est répandue dans les milieux conserva...