28.11.20

#2 : Claquer la bise, serrer la main - quand mon paradis dépend de la façon dont je te dis bonjour

Cette pratique, peu connue il y a encore une trentaine d’années au sein des communautés musulmanes, s’est répandue dans les milieux conservateurs comme une pratique essentielle des relations entre les sexes. Elle a désormais un impact sérieux sur la vie des gens, et cela va du refus de l’octroi de la nationalité (comme en Allemagne, au Danemark ou en France), à des mises à pied, des suspension de salaires, ou des licenciements dans l’emploi public comme privé, y compris en Belgique.

D’ailleurs, L’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes et UNIA attirent l’attention sur les conséquences de cette pratique en milieu professionnel, car elle peut aller jusqu’à générer un climat de tensions interpersonnelles. Ainsi, ces deux institutions recommandent aux employeurs de prendre les mesures nécessaires pour préserver un environnement de travail équilibré.

 

On peut tenter d’expliquer la genèse de cette pratique en remontant l’histoire. Comme dans notre première intervention : retour aux sources historiques, à commencer par le Coran, le témoignage écrit le plus proche de l’époque de Muhammad. 

 

Sans surprise, le Coran ne nous dit rien sur le fait de serrer les mains entre hommes et femmes. Il semble que Muhammad avait d’ailleurs bien d’autres chats à fouetter. En effet, à Médine, entre 622 et 632, à rebours du discours très moralisateur des autorités religieuses musulmanes, les mœurs des disciples de Muhammad ressemblaient plus à ceux d’une communauté hippie que d’une communauté monastique. A titre d’exemple, le verset 187 de la 2ème sourate souligne ainsi qu’une préoccupation urgente de Muhammad était d’interdire à ses disciples de s’envoyer en l’air dans les endroits de prières durant les nuits de Ramadân. Les poignées de main entre hommes et femmes ne devaient être pour lui qu’un souci très secondaire dans un tel contexte.

 

Par contre, on sait que les prestations de serment, appelées bay‘a, pour entrer dans l’alliance du Prophète Muhammad, se faisaient en tapant la paume de sa main droite sur la paume de la main droite de ce dernier. Une gestuelle très répandue, y compris dans nos régions, pour marquer un accord. On se touchait donc les mains dans le contexte de la péninsule Arabique occidentale au 7ème siècle de notre ère, y compris entre hommes et femmes selon certains témoignages (v. Malik, Muwatta’, 55, 1812 ; al-Nasâ’î, 4109, 4118 ; voir au 20ème siècle W. Thesinger, Le Désert des Déserts).

 

Cette interdiction se trouve dans les propos qui ont été attribués par la suite à Muhammad, ces fameux hadîths, qui composent la sunna.

 

On trouve différentes variantes d’une parole de Muhammad qui déclare spécifiquement qu’il ne touche pas la paume des femmes lors d’une telle prestation de serment. Ce hadîth apparait dans un des premiers recueils, composé par l’Imam Malik, environ 6 générations après son décès. Il se situe dans un contexte précis que l’on peut dater vers 630, soit 2 ans avant la mort de Muhammad, quand il reçoit l’allégeance de femmes mecquoises libres, événement auquel fait allusion le verset coranique 60, 12. C’est la seule occurrence d’un tel propos. Est-ce qu’il concerne ces femmes-là en particulier, ou toutes les femmes, c’est impossible à savoir. Ce propos serait-il d’ailleurs historiquement authentique qu’il n’en pose pas moins problème, car à cette date, Muhammad a déjà reçu des milliers d’allégeances, y compris de femmes, pourtant rien n’a été signalé d’un éventuel refus de leur claquer la paume. Pourquoi aurait-il changé d’avis tout d’un coup, au point d’en faire une règle absolue aujourd’hui ? Ou encore, la production de ce hadîth plus d’un siècle après le trépas de Muhammad, répondrait-elle à un besoin de moralisation de la vie sexuelle des sociétés omeyyades (661-750), dont on sait que les mœurs étaient restées proches de celles, relativement peu contraintes, des contemporains de Muhammad ? (voir aussi Abû Dawûd2941).

 

D’autant que, je vous le donne en mille, comme on trouve tout et son contraire dans la sunna, il y a un autre hadîth, validé par le sacro-saint tradionniste al-Bukharî, qui raconte qu’à Médine, n’importe quelle femme esclave pouvait prendre Muhammad par la main et l’emmener là où elle le voulait (Bukharî, Sahîh, 6072 ; Al-Nawawî, Riyâd al-Sâlihîn, 605). Le problème est-il vraiment, dès lors, le fait de toucher la main, ou la condition sociale des femmes, à savoir libres ou esclaves ? 

 

Des musulmans futés ont fait remarquer que le Prophète ne s’exprimait que pour lui-même, sans qu’il n’ait ordonné à tous les hommes et femmes de s’abstenir de se serrer la main. C’est alors que les canonistes musulmans sortent de leur turban le verset magique qui permet de tout justifier. Il s’agit du verset 33,21 : « Certes, vous avez dans l’Envoyé de Dieu un exemple salutaire ». Ce verset est interprété comme faisant de Muhammad un modèle à imiter impérativement jusque dans les moindres détails de son comportement et de son apparence physique. Or, c’est une interprétation à l’opposé de ce qu’il signifiait en contexte où le fait même de mimiquer la pratique d’un leader serait apparu comme totalement incongru, puisqu’il était question, simplement, de la bonne alliance profitable à réaliser avec le bon leader (comme avec Abraham avant Muhammad voir Coran 60, 4-6 ; v. J. Chabbi, Les trois piliers de l’islam, Kindle, loc. 4272-77).

 

Aujourd’hui, grâce à ce verset, on peut étendre à tout musulman et musulmane la moindre des pratiques de Muhammad. Le clou final, dans les milieux salafistes, sera apporté par une star de leur mouvement, Muhammad al-Albani, décédé en 1999, qui aura validé un dernier hadîth, apparu tardivement au 10ème siècle, qui raconte que le Prophète aurait déclaré « Mieux vaut, pour un homme, de se faire planter une aiguille de fer dans la tête que de toucher une femme qui ne lui est pas licite » (Al-Tabarânîal-Kabîr, 486).

 

Et c’est ce qui fait tout basculer dans le domaine de la morale.

 

Car, en effet, il ne faut pas se tromper de porte pour entrer dans cette problématique et l’aborder, pare exemple, comme une question d’infériorité de la femme par rapport à l’homme : l’interdiction, selon eux, vaut dans les deux sens, tant pour les hommes que les femmes. Dans la vision du monde que ce hadîth dessine, toucher une personne du sexe opposé avec laquelle il n’est pas interdit d’avoir des relations sexuelles, et ce ne fût-ce que par une poignée de main, voire un regard, c’est déjà commettre un premier pas vers l’adultère ou la fornication, un des pires péchés, qui peut valoir l’enfer à qui le commet. La poignée de main devient ainsi la première étape vers la damnation éternelle. Dans la hiérarchie des valeurs ainsi réorganisée, si je dois choisir entre ma félicité éternelle au Paradis et vous faire plaisir en vous serrant la main pour quelques secondes, mon calcul est vite fait. D’où l’intransigeance des tenants de cette pratique, qui ne se rendent pas compte qu’elle a été construite au cours de l’histoire et qu’elle repose sur une évidence textuelle et historique extrêmement faible.

 

Plus profondément encore, comme cela a été justement relevé en France, dans le cas d’un déni d’octroi de nationalité pour refus de serrer la main d’un officier de l’état civil au moment d’être accueilli dans la communauté nationale, il s’agit d’un problème d’hiérarchisation des allégeances à ce moment précis. Cela est d’autant plus paradoxal que Muhammad, en son contexte, a longtemps reçu les allégeances en fonction des codes culturels de sa société tribale (la bay‘a), alors que la shahâda, la fameuse attestation de foi que tout musulman connaît aujourd’hui, n’existait tout simplement pas.

 

Il ne s’agit donc pas d’une simple pratique culturelle que l’on pourrait ajuster, comme lorsqu’un Japonais vient en Europe : il serre les mains, alors que cela ne se fait pas au Japon. Il s’agit d’une pratique religieuse qui hiérarchise les priorités de l’individu en fonction de son avenir dans l’Au-delà. 

 

Comment concilier cela dans une société sécularisée et plurielle où l’Au-delà n’est pas un principe régissant le vivre-ensemble ?

 

C’est bien là le cœur du problème. Je pense que l’approche historique permet de montrer aux tenants d’une position inflexible sur ce sujet que, bien qu’ils croient, souvent de bonne foi, se rapprocher du message de Muhammad, ils en déplacent le sens et en dénaturent les pratiques, en bouleversant la hiérarchie des priorités dans leur société. En effet, comme on le voit par de nombreux exemples, ce que cherchait avant tout Muhammad, c’était la cohésion sociale de sa société dans son ensemble, pas de sa seule communauté « religieuse ». Dans notre cas, il s’agit donc de notre société européenne – où le contact par poignée de main, joint à un contact oculaire, joue un rôle fondamental de socialisation et d’accueil de l’Autre dans sa bulle individuelle, et donc de démonstration de respect mutuel. Le refus de négociation de sa pratique fracture profondément cet espace de confiance établi par le serrage de main.

 

La solution que je propose dans mon travail de gestion de la diversité, par exemple, c’est que chacun et chacune aligne sa façon de saluer sur celle du premier qui a salué lors d’une rencontre – qu’il s’agisse de se serrer la main, de s’incliner, de se toucher le coude ou d’un check plus ou moins élaboré. Cela fait sens dans une société diversifiée, sans que personne ne cherche à imposer à l’autre sa façon de saluer, tout en comprenant qu’il y a des occasions dans la vie en société où la poignée de main est non négociable, parce ce qu’elle symbolise précisément, une alliance, un pacte, voire une allégeance comme du temps de Muhammad. La refuser, c’est refuser symboliquement de se reconnaître comme membre de la société. Or, des pratiques qui ont pu avoir un sens positif dans certaines contrées au Moyen-Âge, peuvent revêtir un sens complètement opposé dans nos sociétés contemporaines. A chacun et chacune, dès lors, de faire la part des choses en bonne intelligence.

1.11.20

Alcool et islam - Pourquoi l’islam interdit-il l’alcool mais beaucoup de musulman-e-s boivent quand même ?

Intervention pour #Causetoujours #16 – 30 octobre 2020 (34:50-42:35)

La consommation d’alcool n’a l’air de rien comme ça, mais ce petit sujet à l’art de mobiliser les passions et, par conséquent, nécessite de convoquer un certain nombre d’analyses que l’on ne pourra pas toutes aborder ici pour faire le tour du sujet, malheureusement. Mais je vais essayer d’aller à l’essentiel.


Comme les temps sont sensibles et les susceptibilités à fleur de peau, je me dois d’abord de préciser le cadre de mon approche, puisque je peux arriver à des conclusions parfois inattendues.

 

Je suis historien et je m’inscrits dans une démarche qui fait appel à l’histoire critique, à l’anthropologie historique, à la linguistique, etc. Je suis islamologue et pas imâm – c’est fondamental. Je suis ici pour tenter de comprendre un phénomène humain, pas pour faire de la théologie ou adopter une approche morale, voire moralisatrice, ce n’est pas mon métier.

 

Il faut d’ailleurs rappeler que l’immense majorité des islamologues ne sont pas musulmans ou musulmanes d’ailleurs, même si c’est mon cas personnel. Dans ma démarche, il est toujours fondamental de planter le décor : Muhammad, plus connu en français sous le nom de Mahomet, a vécu au tournant du 7ème siècle dans la partie ouest de la péninsule Arabique. Il serait resté à La Mecque jusqu’en 622, un endroit peu sympathique par sa géographie et son climat chaud et lourd, puis il s’est installé à Médine, une oasis très agréable et verdoyante, à 400 km plus au Nord, jusqu’à sa mort en 632.

 

Rappelons encore que Muhammad vit dans un monde tribal, sans état, sans justice, sans police, sans armée, où l’on est en perpétuelle négociation, à l’intérieur de son clan, de sa tribu pour discuter de la marche à suivre. Les tribus doivent tout le temps négocier des alliances avec d’autres clans et tribus, pour assurer leur sécurité lors de leurs déplacements, pour avoir accès aux puits sur les routes caravanières et éviter de se faire dépouiller.

 

C’est un monde sur lequel nous avons peu de sources. Il y a très peu de traces archéologiques. Le peu qui restait de cette époque a été savamment buldozé par les autorités saoudiennes. Le témoignage le plus proche de cette époque, c’est dès lors le Coran, que l’on peut considérer presque comme la première biographie de Muhammad, puisqu’il réagit à ses défis et met en récit les événements de sa vie. 

 

Il faut donc le manipuler avec précautions, et plus encore ces fameux « hadîths », ces propos, faits et gestes qui sont rapportés de Muhammad, et dont un nombre très important ont été fabriqués bien après sa mort. En effet, dans ce monde oriental que redessine l’islam, la meilleure façon de maintenir ses traditions ou d’imposer de nouvelles règles, c’était de les mettre dans la bouche de Muhammad, construit au cours des siècles comme une référence absolue.

 

Et l’alcool dans tout ça ?

 

La version musulmane standard, veut que l’alcool soit interdit purement et simplement. Pourtant, quand on retourne au Coran, il n’y est jamais interdit formellement – au contraire, il est même d’abord chanté comme un signe de Dieu.

 

Le Coran, c’est 20 années de prédication : sur une génération, les choses changent et évoluent et Muhammad est pragmatique – à cette époque, les gens ne s’embarrassent pas de grandes élaborations métaphysiques, on est dans le concret. Il faut d’abord assurer sa survie jusqu’à demain.

 

Ainsi, à La Mecque, jusqu’en 622, le verset 67 de la 16ème sourate (ou chapitre du Coran) nous dit ainsi, s’adressant aux Mecquois : « Vous extrayez des boissons alcoolisées et une bonne subsistance à partir des fruits des dattiers et des vignes. Il y a là un signe (de Dieu) pour un peuple qui réfléchit ». A La Mecque, on consomme de l’alcool, et Muhammad en consommait certainement aussi – au moins pour socialiser. On n’imagine mal un Prophète dire que c’est un signe de Dieu, puis jouer les abstinents. 

 

Le Coran n’hésite d’ailleurs pas à compter le vin au nombre des délices du Paradis. Mais quand Muhammad se retrouve à Médine à partir de 622 et qu’il compose peu à peu sa fédération de tribus avec des personnes qui viennent des différents coins de la péninsule, mais aussi des jeunes, des désœuvrés ou des personnes en rupture de ban, il doit se lancer dans une véritable ingénierie sociale.

 

En effet, il doit essayer de faire cohabiter tout ce petit monde instable qu’une simple dispute alcoolisée peut faire basculer dans l’anarchie, surtout s’il y a mort d’homme, en déclenchant la mise en œuvre de la loi du Talion, ou pire, d’une vendetta. Tout cela risquerait de l’affaiblir et ruiner ses projets.

 

Dans ce contexte, la consommation de l’alcool devient problématique. Et le Coran va y aller progressivement, soulignant en creux, que cette consommation est un fait social si massif qu’il ne peut pas l’affronter de plein fouet.

 

Il va commencer par un premier verset de restriction, dans la deuxième sourate, au verset 219 : « Ils te questionnent sur les boissons fermentées et sur le jeu de hasard. Réponds : « Dans les deux il y a pour les hommes une grande faute et un mince avantage, une faute plus grande que l’avantage… » ».

 

Puis vient le verset 43 de la sourate 4 : « Ô les ralliés ! N’approchez pas la prière alors que vous êtes ivres – attendez de savoir ce que vous dites ». – Ce qui suggère qu’il devait arriver régulièrement que certains des Compagnons de Muhammad, présentés aujourd’hui comme des parangons de vertu, pouvaient avoir la dalle en pente au point de prier « foncedés » et raconter n’importe quoi.

 

Mais comme cela ne suffit pas encore, Muhammad devra repasser les plats au versets 90 et 91 de la 5ème sourate : « Ô les ralliés ! Le vin, le jeu de hasard, les pierres dressées et les flèches divinatoires ne sont qu'une abomination, oeuvre du Diable. Ecartez-vous en (ijtanibû-hu), afin de connaître la réussite… » « Le Diable ne veut que jeter parmi vous, à travers le vin et le jeu de hasard, l'inimitié et la haine, et vous détourner d'invoquer Dieu et de la prière. Allez-vous donc y mettre fin ? »

 

On voit qu’à aucun moment, le Coran ne dit que l’alcool ou le vin sont formellement interdit, comme il le fera pour la consommation de la viande de porc notamment, même si l’on comprend qu’il n’encourage pas, loin de là, sa consommation.

 

Et c’est bien normal, Muhammad n’a aucun moyen coercitif à sa disposition pour changer les mœurs de ses disciples : dès lors, il ne peut que menacer, appeler à Dieu, maudire, menacer de châtiment dans l’Au-delà, mais il ne peut rien faire d’autre. 

 

S’il l’interdisait directement, il risquerait un désaveu flagrant de la part de ceux qui continueront à consommer de l’alcool – donc il appelle à la raison. Il n’a pas le choix. Surtout, il veut éviter que tout se termine en « vaution » comme on dit chez moi à Verviers.

 

L’interdiction coranique est avant tout une prévention du désordre et de la violence sociales générés par la consommation d’alcool, plus qu’une interdiction formelle de la consommation individuelle. 

 

L’interdiction va dès lors trouver sa source dans les hadîths dont je parlais tout à l’heure. Des propos du Prophète vont interdire la production de vin ou d’alcool, sa consommation, sa distribution, etc. Avec des hadîths réputés 100% vrais qui parlent même de situation où le vin serait servi à table alors que, d’évidence, à l’époque, il ne devait pas y avoir de table à des centaines de km à la ronde autour de Muhammad, laissant planer le doute d’une forgerie.

 

Dans les siècles qui suivront, les juristes et théologiens musulmans vont disserter à n’en plus finir si c’est juste le vin qui est interdit, ou bien les boissons alcoolisées, en petites ou en grosses quantités, etc., Ils finasseront autour de l’utilisation par le Coran des termes de « vin » et « alcool » dans les différents versets, ou encore des circonstances de la consommation (quand il fait froid, en cas d’effort…). Mais, le principe d’une interdiction de plus en plus large finira par s’imposer – et l’on voit que l’islam, comme toute religion, n’a pas été livré « clé sur porte » par Muhammad, ou Dieu si l’on est croyant, mais qu’elle ne cesse d’évoluer.

 

Un exemple plus récent concerne la cigarette qui, au vu de son impact sur la santé, est passée en moins d’un siècle d’autorisée à interdite (harâm) par les juristes et théologiens – ce qui n’empêche pas non plus de nombreux musulmans et musulmanes de se griller leur petite cigarette.

 

Bref, dans la pratique, on ne cessera jamais de boire ni de l’alcool, ni du vin dans les pays musulmans. Une littérature bachique, avec des poètes comme Abû Nuwâs au tournant du 9ème  siècle, fera trembler les barbichettes des oulémas en chantant le vin et les éphèbes.

 

Ou encore, dans la pratique, pour ne citer qu’un exemple, on trouve toutes sortes de contournements folkloriques de cette interdiction, comme ces gens qui arrêtent de boire de l’alcool 40 jours avant le Ramadan – sous prétexte que Muhammad aurait déclaré que Dieu n’agrée pas la prière du buveur d’alcool pendant 40 jours. Ils essaient donc de tomber « juste » pour que leur jeûne de ramadan soit accepté puisque ce jeûne pardonne les péchés de l’année précédente. Histoire de se mettre en ordre avec Dieu à la dernière minute, où essayer de jouer au plus fin avec Lui !

 

Par ailleurs, le grand Avicenne, philosophe et médecin persan et musulman du 11ème siècle, dont le célèbre Canon de la médecine fut la base de l’enseignement de la médecine dans nos universités européennes jusqu’au 16ème siècle, n’hésitait pas à recommander le vin dans certaines préparations médicinales.

 

Il anticipait peut-être les découvertes scientifiques de ces dernières décennies, qui démontrent que la consommation modérée de vin rouge (pas de la bière ni de l’alcool), à savoir 2-3 verres pour les hommes et 1 à 2 verres pour les femmes, permet de réduire de 33% toutes les causes de décès confondues, grâce à ses principes actifs comme les polyphénols et le resvératrol.

 

Peut-être était-ce « mince avantage » dont parlait le Coran ?

 

Allez savoir ! Mais musulman·e ou non, quelle que soit notre position sur le sujet, on ne peut qu’encourager à la modération pour celles et ceux qui choisissent de boire un verre. Et surtout, de laisser chacun et chacune poser ses choix en toute liberté, sans jugement, car qui peut prétendre détenir la vérité sur Dieu et Muhammad en ce monde ?

 


26.4.20

Ramadan et bien-être mental


La pandémie du COVID-19 est un puissant révélateur, au sens photographique du terme, de nombreux dysfonctionnements et travers de nos sociétés, de la santé, à l’éducation, en passant par l’économie mais aussi les pratiques et discours religieux. C’est dans ce contexte très particulier que se déroule le jeûne du Ramadân 2020.

Si les autorités religieuses musulmanes ont globalement fait preuve de discernement et mis à profit l’arsenal jurisprudentiel et l’imaginaire islamiques classiques pour soutenir les mesures sanitaires visant à réduire la propagation du virus et sauver des vies (confinement, distanciation physique, solidarité) ainsi que pour encourager les musulman·e·s à renoncer à des pratiques qui leur sont chères (suppression des prières de tarâwîḥ), elles semblent pourtant n’avoir accordé que très peu d’attention à la question du bien-être mental durant le jeûne.

(c) pixabay.com/fr

En effet, l’allègement du jeûne (par exemple son report à une date ultérieure) n’est presqu’uniquement abordé que comme résultant de questions de santé physique : maladie physique, faiblesse chronique ou passagère, traitements médicaux spécifiques, situations physiques particulières telles que la grossesse ou l’exercice de métiers physiques très éprouvants… Seules celles-ci sont tolérées comme causes permettant de justifier un report de jeûne.

On se souvient cependant de l’extrême réticence des imâms et des oulémas, il y a 2-3 ans, à permettre aux étudiant·e·s de ne pas jeûne en période d’examens alors que les journées de jeûne étaient parmi les plus longues, avec des plages de jeûne de 17 à 19h par jour. C’était déjà une indication claire que l’activité intellectuelle et le bien-être mental qu’elle nécessite n’étaient pas pris en compte de la même façon que les difficultés physiques. En bref, si un ouléma peut comprendre qu’un terrassier ne puisse jeûner par une chaleur de 30° au mois de juin, le fait qu’il en aille de même pour une étudiante en médecine au même moment lui passait au-dessus de la tête alors que, d’expérience, n’importe quel jeûneur sait que cette pratique peut porter aussi à la dissipation des facultés intellectuelles.

Dans les nombreux conseils émis par les oulémas et les autorités de santé publique, au moment où débute ce mois d’efforts intenses, en plus en pleine crise du Covid-19, on constate que la question du bien-être mental et de son impact sur la pratique du jeûne est à nouveau la grande absente des considérations des autorités communautaires. Or, paradoxalement, avant d’être une question de résistance physique, la pratique du jeûne est une question de bien-être mental. Il est en effet possible de s’abstenir de nourriture du lever au coucher du soleil en passant la journée assoupi·e devant la télé, et de s’offrir ainsi à peu de frais la satisfaction d’avoir « respecté », du moins formellement, un pilier de l’islam.

Par contre, si une des conditions d’un jeûne de Ramadân « réussi » est d’être éveillé·e à sa pratique, en vue d’en faire un moment d’éducation spirituelle individuelle, un temps de dépassement de ses limites, ou de retour sur soi, de méditation sur le sens de la vie, ou quelque autre signification que l’on souhaitera lui conférer, cela présuppose un certain état de bien-être mental qui permette de transmuter une diminution forcée de la sustentation en expérience spirituelle.

Or, le discours islamique le plus courant est de n’aborder les difficultés psychologiques face au jeûne que sous l’angle dudéfaut de foi ou du manque de volonté face à l’effort, renvoyant les pratiquant·e·s qui se trouveraient dans une telle situation, à une condition défectueuse, à un état de manque dont il·elle·s seraient les seul·e·s responsables et auxquels il·elle·s pourraient remédier par un simple effort de volonté.

La question du bien-être mental est complexe et il convient d’éviter de la pathologiser d’entrée de jeu (p.18). L’équilibre et le bien-être mentaux de tout un chacun·e sont complexes et précaires, on pourrait presque dire plutôt un déséquilibre dynamique qui peut donner une impression de stabilité à qui le vit de l’intérieur, mais en réalité plus ou moins facilement « disruptible » en fonction de l’interaction de facteurs environnementaux, physiques, physiologiques, relationnels et sociétaux (pour ne citer) complexes et interconnectés qui nous permettent d’être ce que nous sommes. Pour le dire autrement, l’état « normal » en la matière est plus théorique qu’une réalité quand on le ramène au niveau individuel.

Or, nous sommes dans une situation, avec l’épidémie du Covid-19, qui conjugue, en un seul mouvement et dans une unité de temps globale inédite dans l’histoire :
-       Un confinement plus ou moins sévère qui renferme chacun·e sur ses tensions et ses angoisses pour ne pas parler de situations familiales plus ou moins toxiques, de situations d’isolement, d’abandon, de déréliction, de situations de mal-logement, de manque d’espace, de privation économique, de pression sociale et sécuritaire renforcée, de contrôle social (y compris délation), d’absence d’accès à de nombreux soins jugés non-indispensables, mais qui peuvent avoir néanmoins un impact sur la douleur physique ou psychologique ressentie… Ajoutons encore à cela la pression encore plus intense du travail à domicile, la nécessité de prendre soin de ses enfants, de maintenir plus ou moins leur intérêt pour l’apprentissage, les douleurs physiques qui commencent à apparaître à force de travailler dans un environnement qui n’est pas prévu à cet effet et de s’user les yeux sur des écrans à aligner des réunions parfois d’une inutilité sans nom sur différentes plateformes de visio-conférence…

-       Une période d’une durée inédite pour toutes les générations qui n’ont pas été confrontées à des situations de guerre, au cours de laquelle nous sommes exposé·e·s à dose intense au risque pour sa vie, à la présence de la mort – car on peut bien vouloir le prendre par-dessus la jambe et se rassurer à la lecture des statistiques de mortalité, mais on n’a aucun moyen de savoir, avant d’y être exposé·e, de quelle manière réagira notre organisme au Covid-19. Le spectre de cette menace qui plane au-dessus de nous d’une mort imminente sur un période de bientôt deux mois, au quotidien, est sans précédent pour plusieurs générations. Force est de constater que pour la plupart des humains, en temps de paix, toutes choses étant égales par ailleurs, la contemplation de notre mort imminente occupe très peu de « notre temps de cerveau disponible ».

-       Chaque sortie de confinement, pour aller se dégourdir les jambes, ou surtout pour aller faire les courses, devient une sorte de « roulette russe », avec une remise à zéro systématique du compteur de jours « sans symptômes », générant, elle aussi son lots d’angoisses puisque l’on peut être contaminé·e à tout moment.

-       Au fur et à mesure que l’épidémie se répand, nous comptons nos morts. Bien sûr, en chiffres absolus, ce n’est encore qu’un petit pourcentage de la population, et l’on peut s’en féliciter. Mais vu le nombre des décès, nous connaissons tou·te·s, désormais, au moins une personne proche de nous au premier ou deuxième degré qui a été emportée par la maladie, la rendant terriblement concrète. Ce sont des souvenirs, des histoires, des émotions, des tranches de vie qui nous sont brutalement arrachées – qui plus est dans des conditions inhumaines qui rendent les deuils particulièrement difficiles à traverser. Le confinement permet à ce virus de nous priver d’un des éléments essentiels de notre humanité, à savoir l’accompagnement de nos proches lors du franchissement de l’ultime étape de leur vie, de leur dernier souffle ainsi que leurs obsèques, comme dernier adieu pour celles et ceux qui leur survivent.

-       La dispersion des familles dans un monde globalisé, des proches retenu·e·s à l’étranger sans solution de retour immédiat, des parents auxquels on ne peut faire parvenir aucun secours du fait de leur éloignement, rajoutent encore à l’anxiété du moment.

Dans de telles conditions, la question du bien-être mental nécessaire à une pratique d’un jeûne aussi intense que celui du Ramadân doit devenir un enjeu fondamental des autorités religieuses et communautaires musulmanes. 

Tout d’abord en parler, reconnaître son importance, sortir des discours culpabilisants et médicalisants sur le sujet. Il n’est ici question ici ni de folie, ni de dépression, ni de «jnoun», ni de « mauvais œil », ni d’une foi déficiente, ni d’un manque de volonté.

Ne pas « se sentir bien » est aussi une question de santé tout aussi primordiale que la santé physique. Nous sommes nombreux à nous sentir mal en ce moment, et c’est «normal». C’est plutôt de considérer que tout devrait être ou serait « normal » qui n’est pas «normal» dans un contexte aussi complexe que celui-ci. Autre symptôme de cette absence de bien-être : si Netflix™ cartonne en ce moment, c’est aussi parce que nous sommes nombreux·euses à ne pas être en capacité de nous concentrer au point de pouvoir lire tous ces livres que nous avons stockés, absorbé·e·s que nous sommes par la pression et l’anxiété générées par cette situation sans précédent.

En l’absence de guidance de la part des oulémas qui ont réussi à ancrer la pratique du jeûne comme « LA » pratique communautaire par excellence permettant de prouver à soi-même, au monde et à Dieu son islamité personnelle, beaucoup se prennent à craindre les flammes de l’enfer pour tout jour non jeûné sans une excuse suffisante (chaque année, de nombreux·euses insulino-dépendant·e·s mettent leur santé en danger pour respecter cette «obligation»). 

Dans un contexte tel que celui-ci, il est indigne et dangereux de la part des oulémas de ne pas considérer l'absence de bien-être mental comme une cause justifiant l’allègement du jeûne sans avoir besoin d’atteindre les limites de ses capacités avant de « céder ». Cela revient de facto à contraindre les gens, en n’osant prendre ses responsabilités en tant qu’autorité morale, à une pratique dont il·elle·s ne sont pas en capacité de profiter, préférant se faire souffrir en jeûnant par peur de l’enfer plutôt que reporter leur jeûne à plus tard, voire de se libérer en versant la fidya (point 3)

Pourtant, ce faisant, les musulman·e·s se considérant dans une telle situation se donneraient (1) les moyens de prendre soin de leur bien-être mental, sans s’infliger de difficultés supplémentaires et inutiles, durant ces temps éprouvants où l’état de notre moral aura un impact décisif sur nos capacités de résilience individuelle et collective ; et (2) la possibilité de pratiquer un jeûne plus épanouissant au cours d’une période plus propice de leur choix.

Au vu des craquages parfois tragiques régulièrement constatés au cours des Ramadân précédents chez des personnes qui, poussées à bout dans une volonté de respecter des pratiques qui leur sont, à ce moment-là, inadaptées, finissent par « perdre pied », la question du bien-être mental des pratiquant·e·s musulman·e·s est aussi une question de santé publique qui devrait recevoir toute l’attention nécessaire, par les autorités musulmanes, bien plus, peut-être, que la façon de faire ses achats au moment de l’iftâr.

En absence de guidance des autorités musulmanes, je ne peux qu’encourager les pratiquant·e·s à s’en remettre à leur propre jugement et prendre eux·elles-mêmes leur vie en main en se rappelant que Dieu, lui, est véritablement Miséricordieux et parfaitement au fait de leur situation.

#2 : Claquer la bise, serrer la main - quand mon paradis dépend de la façon dont je te dis bonjour

Cette pratique, peu connue il y a encore une trentaine d’années au sein des communautés musulmanes, s’est répandue dans les milieux conserva...