Carte blanche publiée dans Le Soir du jeudi 06 mars 2008 (disponible ici).
Michael Privot Islamologue, administrateur d'une mosquée reconnue en Wallonie
Le contexte: Ma précédente interview publiée par Saphirnews (voir post antérieur) m'a donné l'occasion d'approfondir quelques réflexions sur l'Exécutif des Musulmans de Belgique. En mars 2008, alors que l'EMB était en pleine tourmente et à la veille de l'élection d'une nouvelle équipe, Radouane Bouhlal avait suscité le débat en proposant l'organisation d'assises de l'islam visant à permettre, entre autres, à la communauté musulmane de prendre son avenir en main en débattant du type de structure qu'elle souhaiterait pour gérer le temporel du culte musulman en Belgique en tirant les leçons de l'expérience EMB. De nombreuses réactions ou contre-propositions ont été publiées. J'ai essayé de prendre un angle plus "original" pour en analyser l'impact.
Quand le ministre de la Justice, Jo Vandeurzen, a suspendu le versement de la dotation de l'Exécutif des musulmans de Belgique (EMB) pour l'inciter à remettre de l'ordre en ses affaires, il ne s'imaginait probablement pas susciter une effervescence communautaire d'une telle ampleur. Avec pour point d'orgue, la démission du président de l'EMB il y a peu, suite à diverses inculpations.
Depuis près d'un mois, les communautés musulmanes belges vivent au rythme des propositions et des contre-propositions de sortie de crise. Qui y va de son commentaire, qui de son offre de service au nom d'agendas qui, pour certains, ne pèchent pas toujours par excès de transparence. Le monde politique n'est pas en reste. Pour le meilleur et pour le pire, la gestion du temporel du culte musulman est au cœur même de la res publica. Tentons donc un essai de clarification des enjeux sous un angle jusqu'ici peu approfondi par les différents protagonistes : l'ingérence des pouvoirs étrangers.
Face aux soupçons récurrents de double allégeance, il est de bon ton, pour les musulmans d'origine allochtone, de légitimer leur voix dans l'espace public en dénonçant, presque par automatisme, les influences étrangères et les réseaux des ambassades. En tant que citoyen belge converti à l'islam, demandeur au premier chef du développement d'un islam «indigène» et pluraliste, modelé selon notre contexte culturel et sociétal spécifique, je ne peux qu'applaudir de telles déclarations. Mais quel est l'envers du décor à l'heure où un certain nombre d'Etats étrangers engagent des dynamiques visant à orienter ou encadrer la pratique cultuelle de leurs ressortissants, alors que la plupart sont désormais de nationalité belge ?
Trois propositions sur l'avenir de l'EMB ont été récemment formulées. Sous l'angle du risque de l'ingérence extérieure, elles peuvent être classées selon l'ordre décroissant suivant :
1. Reconnaissant lui-même l'inefficacité structurelle de l'Institution qu'il présidait pourtant jusqu'il y a peu, Beyazgül Coskun propose de confier la gestion du temporel du culte musulman aux grandes fédérations, sur le modèle du Conseil français du culte musulman. Séduisante sur la forme – cela réduirait drastiquement le nombre d'interlocuteurs autour de la table –, la proposition n'en est pas moins perfide. Il n'existe en effet que deux véritables fédérations en Belgique, toutes deux turques d'ailleurs : la Diyanet, réseau d'une septantaine de mosquées (sur environ 350), directement sous le contrôle de l'Etat turc, et le Milli Görüs, réseau international jadis fondé par M. Erbakan et comptant une trentaine de mosquées dans notre pays. Aucune réelle fédération n'existant pour les autres communautés, cela revient à proposer que l'Etat turc gère directement les affaires des musulmans de Belgique. Pourquoi ne pas faire de ceux-ci une «néo-Milet» post-ottomane ?
2. Plus subtile mais pas moins troublante, la proposition récente d'Abdelghani Benmoussa et consorts de faire reposer la représentation institutionnelle des musulmans sur les mosquées officiellement reconnues, permettrait en vérité tant à la Diyanet qu'aux mosquées proches, entre autres, des autorités marocaines de piloter les musulmans de Belgique en bonne intelligence. Perspective d'autant plus préoccupante que les mosquées «non alignées» reconnues seraient minoritaires dans une telle structure et sans réel moyen de promouvoir un Islam d'ici, soustrait aux influences étrangères. Le soutien officiel à cette initiative de la part de certains mandataires politiques belges réputés proches du Makhzen ne peut que renforcer les soupçons légitimes des musulmans qui ne se reconnaissent pas dans un tel régime des mosquées.
3. Les assises de l'Islam de Belgique proposées par Radouane Bouhlal ont véritablement agité le Landerneau musulman et suscité, chronologiquement, les contre-propositions décrites ci-dessus. Sans nier les difficultés d'une telle entreprise ni les nombreux risques de récupération politique dont elle ne manquerait pas de faire l'objet – si tout le monde est invité, il est évident que les réseaux diplomatiques tenteront de s'y inviter aussi en chevaux de Troie –, de telles assises auraient à tout le moins le mérite d'inaugurer un processus inédit de réflexion pluraliste, démocratique et transparent pour une réforme de la gestion du temporel du culte musulman. Disons-le clairement, tout participant n'aura probablement pas d'autre choix que de formuler explicitement sa vision et ses propositions, cartes sur table. Ce que redoutent sans l'avouer nombre de parties prenantes institutionnelles de ce dossier. Ce qui explique aussi l'agressivité, perceptible sur le terrain, des réseaux officiels marocain, turc et saoudien à l'encontre de la tenue d'assises.
Autre atout non négligeable de cette dernière proposition, elle pousse les musulmans à s'approprier leur représentation institutionnelle en participant activement à son élaboration – un processus jusqu'à présent confiné à un club très select de leaders communautaires autoproclamés, fervents des discussions de couloirs.
À l'heure où d'aucuns sonnent prématurément l'hallali de l'EMB et que Jo Vandeurzen – défi supplémentaire – annonce la fin prochaine de son financement fédéral transitoire, une voie semble enfin être en train de se dégager pour son assainissement sous l'impulsion des réformateurs de son AG. Donnons-leur l'occasion de mettre sur pied un EMB provisoire, qui assurerait la continuité du service aux musulmans de ce pays.
Cette grosse épine hors du pied, un climat plus serein permettrait la tenue d'assises visant à sa réforme en profondeur. Car s'il existe un consensus au sein des communautés musulmanes aujourd'hui, c'est bien sur le fait que la situation est critique et qu'il faut y remédier. D'urgence. Et sans concession.
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