21.10.09

Les accommodements raisonnables : R.I.P. ?


Le contexte: j'avais écrit cette carte blanche en réaction à un discours de plus en plus prégnant visant à décrédibiliser systématiquement l'outil des accommodements (ou aménagements) raisonnables comme sous-marin de l'islamisme militant. Ce texte traînant depuis plus de 3 semaines dans les tiroirs du Soir et voyant que l'actualité le rattrape (voir les sorties de MM. Demelenne et Destexhe et la réponse de M. J.-M. Javaux, ainsi que, les devançant et allant dans mon sens, la très bonne analyse de Henri Goldman), je pense qu'il était temps de partager ces réflexions avec vous plutôt que de les laisser devenir une deuxième fois hors de propos en attendant leur publication dans le quotidien vespéral. Et ce d'autant plus que ces derniers développements semblent confirmer mon analyse. Bonne lecture!


Depuis quelques temps déjà, et avec une intensité allant crescendo depuis l'ouverture des Assises de l'Interculturalité, tant de la gauche que de la droite, les accommodements raisonnables sont la cible d'attaques ou de remises en cause quant à leur bien fondé. Oscillant entre ignorance épaisse et malhonnêteté intellectuelle, les arguments proposés par cette coalition aussi hétéroclite qu'inattendue d'adversaires acharnés, relèvent du fantasme et non des faits. Instruments de l'entrisme des fondamentalistes islamistes, catalyseurs de communautarisme, fossoyeurs de vivre-ensemble, les accommodements raisonnables sont cloués au pilori par les chiens de garde de l'ordre établi - tous bords confondus.

Et d'aucuns ne reculent pas devant les procédés les plus douteux pour parvenir à leurs fins : attaquer celles et ceux qui les promeuvent sur leurs supposées opinions religieuses ou politiques pour délégitimer ces accommodements ou, vice-versa, discréditer ces derniers à cause de ceux qui les promeuvent. Dans un jeu aussi pipé, cet outil-clé de l'antidiscrimination n'a que peu de chances de survie face à une telle pression médiatique. Qui oserait encore les défendre de peur de se faire marginaliser dans le champ politico-médiatique comme un suppôt de l'islamo-gauchisme ?

Probablement nés aux USA et utilisés principalement dans le contexte de la lutte contre les discriminations sur la base du handicap dans l'accès à l'emploi, les accommodements raisonnables consistent en des ajustements, des modifications à l'environnement ou à l'organisation du travail, mais raisonnables, c'est-à-dire n'engendrant pas de surcoûts démesurés pour l'employeur. Ils visent à permettre à des personnes moins valides ayant les qualifications requises de postuler ou d'occuper des emplois au même titre que des personnes valides ainsi qu'à leur garantir des droits et privilèges identiques. La Directive européenne sur l'Egalité dans l'emploi de 2000 impose même une obligation d'accommodement raisonnable aux employeurs pour remédier aux discriminations sur la base du handicap. Tous les Etats membres de l'Union ont transposé depuis cette Directive dans leur droit national sans que cela ne suscite la moindre vague.

Le principe de ces mesures est de reconnaître que les êtres humains, dans leur immense diversité, ne sont pas tous égaux, comme le laisserait supposer le principe d'égalité formelle au cœur de nos systèmes législatifs et des représentations mentales majoritaires. Bien au contraire, ils sont tous différents - sans que cela n'implique un jugement de valeur. En conséquence, si l'on décide de ne plus postuler une prétendue égalité de départ, mais que l'on veuille atteindre une véritable égalité "en substance" à l'arrivée, il faut admettre que des situations différentes requièrent des solutions différenciées. L'égalité n'est donc plus considérée comme la norme absolue de départ, mais comme un objectif à atteindre en mettant en place une batterie de mesures adéquates dont font partie les accommodements raisonnables.

Quant aux accommodements visant à lutter contre les discriminations ethniques ou religieuses, on en trouve déjà trace dans le Civil Rights Act américain de 1964 à l'endroit des minorités religieuses. La législation européenne, quant à elle, ne mentionne pas explicitement la nécessité d'adopter de telles mesures pour remédier à ce type de discriminations. Par contre, les deux premiers articles de la Convention internationale sur l'élimination de toutes formes de discrimination raciale, ratifiée par la Belgique en 1975, impose clairement de mettre en place des mesures visant à redresser les désavantages subis par certains groupes ou individus par des mesures adéquates, terme recouvrant, notamment, les accommodements raisonnables. Si la Belgique a traîné la patte pour mettre en œuvre ses obligations internationales, on peut légitimement s'étonner qu'il ait fallu attendre la médiatisation des récents déboires de l'expérience canadienne en la matière pour que certains découvrent soudainement l'existence des accommodements raisonnables et s'en emparent au profit de leur agenda politico-médiatique.

Or, comme tout nouvel instrument, les accommodements sont en fait passés au Canada par une phase de test assez intensive qui en a souligné les excès potentiels en cas d'encadrement insuffisant. Cela ne remet nullement en question leur pertinence, ni leur utilité. Le Canada n'a pas fait sensiblement marche arrière et continue à mettre en œuvre des accommodements à l'endroit de ses minorités. Ne nous trompons donc pas sur les termes du débat. Loin d'être le résultat de la conspiration fréristo-islamo-gauchiste peuplant les délires éveillés de certains faiseurs d'opinion, les accommodements raisonnables font partie intégrante de l'approche fondée sur les Droits de l'homme. Les discréditer à cause d'expériences malheureuses dues aux revendications exagérées de fondamentalistes de diverses obédiences revient à mettre en péril les bénéfices qu'ils apportent aux victimes de toutes les discriminations, que ce soit sur la base du handicap, de l'ethnicité, des convictions, de l'âge, de l'orientation sexuelle, du genre… Insidieusement,c'est l'ensemble des acquis et des concepts de l'antidiscrimination que ces critiques remettent en cause (action positive, déplacement de la charge de la preuve…).

Que leurs détracteurs aient au moins l'honnêteté de reconnaître qu'ils postulent une hiérarchie des discriminations, à savoir qu'il serait moins grave d'être discriminé sur la base de son ethnicité ou de ses convictions que d'être discriminé sur la base de son âge ou de son handicap. A ceux qui rétorqueraient l'argument essentialiste que l'on ne choisit ni son âge, ni son handicap mais bien sa religion, voire son sexe, ce qui, à leur sens, implique une différence de valeur, réaffirmons que l'approche fondée sur les Droits de l'homme ne discrimine pas, elle, entre les différents éléments constitutifs de l'identité d'un individu, chacun étant considéré avec égal respect - inné ou acquis.

Enfin, cette attaque en règle des accommodements ressemble étrangement à celle contre l'islamophobie comme concept et outil de l'antiracisme : imputation identique de son invention aux mollahs ou aux islamistes pour en délégitimer la pertinence, faisant malhonnêtement l'impasse sur le fait que le terme fut utilisé pour la première fois par Etienne Dinet dès 1921 et amalgamant, plus grave encore, racisme culturaliste à l'égard des musulmans et critique légitime de l'islam.

Et puis, au-delà des questions pertinentes auxquelles les musulmans se doivent de répondre, n'est-ce pas au fond d'islamophobie dont il s’agit dans ce débat-ci ? En effet, dès qu'est mise en œuvre une mesure permettant d'accommoder les demandes d'individus musulmans et de contrebalancer les discriminations systémiques massives qu'ils subissent, celle-ci suscite l'ire de défenseurs autoproclamés d'une égalité pseudo-républicaine alors que cette même mesure les laissait totalement indifférents lorsqu'elle permettait de redresser l'impact d'autres types de discriminations. Pourquoi un tel deux poids deux mesures ?

Cette réaction épidermique n'est-elle pas révélatrice de leur désir - inconscient certainement - de maintenir une société historiquement normée en fonction de sa population majoritaire : blanche et profondément christianisée dans son rapport au monde, sa culture, sa façon d'être et de paraître ?

Et n'est-ce pas précisément cela, ce racisme systémique que les accommodements raisonnables sont sensés débusquer et redresser ? Les réactions qu'ils suscitent ne sont donc pas anodines et confirment, de facto, leur impérieuse nécessité. Sous cet angle, à chaque fois que les opposants aux accommodements justifient leur combat par des incantations aux idéaux des Lumières, ce ne sont pas les accommodements eux-mêmes mais Voltaire qu'ils assassinent !

Michaël Privot
Islamologue, militant antiraciste

5.10.09

Profession Imâm - chez votre libraire dès le 7 octobre!


Michael Privot et Cédric Baylocq, Tareq Oubrou, Profession Imâm (Spiritualités vivantes), Paris, Albin Michel, Octobre 2009.


4ème de couverture:

Au coeur de la communauté musulmane, l’imam dispose du privilège de s’adresser aux fidèles du haut de sa chaire. C’est le cas de Tareq Oubrou qui, après trente ans d’engagement, opère un retour réflexif sur son cheminement, depuis l’invisibilité des années 1980 jusqu’à l’avènement d’un islam français devenu incontournable. Philosophe et juriste (canoniste, plutôt), Tareq Oubrou affronte les questions que soulève la présence de l’islam dans la France laïque en se référant aussi bien à la pensée islamique traditionnelle qu’aux sciences humaines contemporaines. Il revisite la tradition avec rigueur et audace récusant autant le littéralisme aveugle que le modernisme sans freins. Dans ces entretiens, il confronte son propre parcours avec l’histoire récente de l’islam de France. Son bilan, sans complaisance, ouvre des perspectives nouvelles sur la formation des imams, le rapport entre sharia et laïcité, le dialogue interreligieux, la comparaison des modèles français et anglosaxon… Cet esprit libre et impliqué dans la communauté n’hésite pas à prendre des positions claires sur les problèmes les plus délicats.


Mon commentaire (très intéressé évidemment): franchement, c'est un must read! Tareq Oubrou, au cours d'entretiens qui se sont étalés sur plus de deux ans, révèle les linéaments de son travail de théologien, d'herméneute du droit, mais aussi de muftî, réfléchissant sur les défis auxquels doivent faire face les musulmans d'Europe.


Lucide, sans compromis, mais avec beaucoup de modestie et d'humour, Tareq Oubrou n'élude aucune question, égratigne tant la société majoritaire que les communautés musulmanes, tout en mettant en avant les contributions avérées ou potentielles de chacune, et ce au travers de la figure clé de l'imâm.


A celles et ceux - de tous les côtés - qui sont encore convaincu(e)s qu'islam, sécularisation, démocratie et respect de l'Autre sont mutuellement incompatibles, Tareq Oubrou inflige un démenti flagrant avec classe, subtilité et intelligence, le tout soutenu par une solide argumentation théologico-canonique demeurant cependant très abordable pour les non-initié(e)s.


Loin des bricolages jurisprudentiels à la petite semaine ou de timides "réformettes" esthétiques promues par d'aucuns, Tareq Oubrou propose une refonte substantielle de la pensée islamique pour intégrer irrémédiablement la présence musulmane dans l'étoffe même de la fabrique sociale française et européenne - débutant par une nouvelle approche métaphysique du rapport Dieu-homme pour en arriver à l'énonciation de fatwas taillées sur mesure en contexte laïc.


Il ne s'agit pas ici d'une énième bouffée d'air dans l'espace depuis longtemps confiné d'une pensée islamique ronronnante et ratiocinante, mais d'un changement radical de paradigme. C'est là le coeur même du message et de l'appel de Tareq Oubrou. Gageons qu'il ne laissera personne indifférent.


Et surtout, n'hésitez pas à partager vos remarques, encouragements et critiques sur ce blog


Bonne lecture!


Michael Privot


PS: je vous encourage également à lire ici l'excellent dernier post de Jean Mouttapa sur son blog, où il met en évidence, de façon très pertinente et érudite, le bénéfice potentiel de ces entretiens en ces temps d'islamophobie galopante - commune comme savante.

#2 : Claquer la bise, serrer la main - quand mon paradis dépend de la façon dont je te dis bonjour

Cette pratique, peu connue il y a encore une trentaine d’années au sein des communautés musulmanes, s’est répandue dans les milieux conserva...