2.6.17

Comment se réapproprier le Ramadan ? Quelles sont les options de jeûne disponibles ?

(Mise à jour le 5/6/17: ajout des notes (3) et (4))

Depuis 2015 en particulier, le mois de Ramadan correspond avec les journées les plus longues dans l’hémisphère nord, et cela sera le cas jusqu’en 2019 avant qu’elles ne commencent à sensiblement se réduire. Concrètement, pour les pays d’Europe de l’Ouest, dont la Belgique d’où j’écris, cela donne des plages de 18 à 20h de jeûne selon les points de repère horaire que l’on prend pour le début du jeûne (imsâk) et sa rupture (iftâr), correspondant respectivement à l’apparition du fil de l’aube et au coucher du soleil.

Le but de cet article n’est pas de commenter les vertus du jeûne, car chacun-e peut y trouver quelque chose qui le/la comble, mais de s’interroger sur différentes options de sa pratique qui ne sont pas mises en avant, la plupart du temps, par les clercs, les oulémas et autres diffuseurs de discours islamiques. Certaines pourraient pourtant alléger la pratique du jeûne, pour de nombreuses catégories de personnes qui peuvent rencontrer des difficultés (physiques, morales, psychologiques) à jeûner sur d’aussi longues plages horaires.

Or, la pression sociale – réelle ou pressentie par l’individu –, la méconnaissance d’un certain nombre d’options de jeûne font que d’aucun-e-s finissent soit par renoncer au jeûne au risque de se priver des bénéfices spirituels que la tradition musulmane attache à ce mois particulier, soit par s’enfermer dans une praxis intransigeante au risque de leur bien-être, de leur équilibre, voire de leur avenir scolaire ou professionnel.

Pour m’être penché depuis quelques années sur la question, et alors qu’il reste encore plusieurs semaines de jeûne à accomplir avec des journées qui continuent de s’allonger, il me paraît indispensable de proposer un panel d’options disponibles. A chacun-e de choisir la formule qui lui conviendra le mieux, voire d’adapter sa formule de jeûne au cours du Ramadan, en fonction de sa disponibilité psychologique, émotionnelle et spirituelle pour une pratique dont il est dit qu’elle doit être accomplie pour Dieu uniquement (li-wajhi Llâh ; takhlîs al-niyya) et non pour « plaire à la galerie » (1).

Ces options concernent les personnes en bonne santé ou qui ne se considèrent pas comme étant vraiment malades, puisque ces dernières sont dispensées du jeûne, tout comme celles qui voyagent si elles le souhaitent.

1°Le jeûne « intégral »

Il s’agit du jeûne « de base », tel qu’il est prescrit dans le Coran selon la lecture traditionnelle, aux versets 2,184-187, à savoir jeûner de l’aube au coucher du soleil.

Pour réduire néanmoins la plage horaire, il est important de prendre conscience qu’un certain nombre de calendriers proposés aux jeûneurs reposent sur des principes de précaution poussé à l’extrême, à savoir commencer à s’abstenir de boisson et de nourriture parfois plus de 2 heures avant l’apparition du fil de l’aube.

Au verset 2,187, le Coran parle d’un phénomène tel que celui illustré par la photo ci-dessous ou se dessine distinctement le fil blanc de l’aube du fil noir de la nuit.

Source : Dreamstime.com
Même en milieu urbain, il est possible de déterminer ce moment, qui n’est pas d’une grande précision. En gros, quand la lumière du jour commence à être perceptible à l’œil nu. On peut compter, à la louche 45’ avant l’heure astronomique du lever du soleil renseignée dans les éphémérides où sur les applications météo de son smartphone, le principe étant que Dieu ne contrôle pas avec une horloge de précision atomique à quel moment chacun-e avale sa dernière gorgée/bouchée, et ce tant qu’il fait encore un peu nuit. S’il ne s’agit pas d’être obsédé-e par l’heure exacte de l’imsâk (genre 3h27’ ou 4h16’ au hasard ; « Oh, mon Dieu, il est 4h17 et je n’ai pas eu le temps de boire ! Je vais devoir rester une journée complète sans rien avaler » [cas vécu]), il s’agit d’être honnête avec soi-même et dans sa relation à Dieu, puisque c’est pour Lui que l’on est censé-e jeûner (et donc il est préférable d’avaler un grand verre d’eau à 4h18 pour l’exemple qui nous concerne et de profiter de sa journée de jeûne de manière plus apaisée). 

2° Le jeûne de durée réduite (12 à 16h par jour)

Depuis des décennies, une série d’oulémas ont promulgué différentes fatwas sur la façon de jeûner pour les musulmans vivant dans les contrées au-delà de 45° de latitude Nord (au Nord de Bordeaux), ce qui correspond à une bonne partie de l’espace francophone, et définitivement à la Belgique, située à 50° de latitude Nord.

Plusieurs options sont proposées, que je synthétise ici. Dans tous les cas, il s’agit de détacher le début et la fin de son jeûne de l’aube et du coucher de soleil « réels ». Une fatwa plus détaillée de Usama Hasan, reprenant les sources de la jurisprudence classique, est disponible à cette adresse : http://oumma.com/220871/fatwa-avis-religieux-ne-parviennent-a-jeuner-cours-de  

2.1 Le jeûne de 12h

Il s’agit de prendre la décision de jeûner une période moyenne (12h), quelle que soit la période de l’année. Cela implique évidemment de jeûner plus longtemps en hiver, quand les plages de jeûne de l’aube au coucher du soleil, sont de moins de 10h. L’avantage est de se caler sur une plage moyenne supportable sous toutes conditions. En été, on peut donc prendre son petit-déjeuner comme d’habitude puis compter 12h de jeûne à partir de la dernière bouchée.

2.2 Le jeûne en fonction du calendrier mecquois ou médinois (12 à 15h en fonction de la saison)

Il s’agit de prendre la décision caler son jeûne sur l’un des deux principaux lieux saints de l’islam comme point de référence, là où les plages de jeûne sont plus supportables en comparaison des contrées situées au-delà de 45° de latitude Nord (ou Sud). Ici également, cela implique un certain niveau de cohérence de la part de la personne qui jeûne, à savoir que l’on utilisera ce calendrier tout au long de l’année, y compris quand les plages de jeûne en Europe du Nord seront plus courtes qu’à La Mecque ou à Médine pendant la période hivernale. Il ne s’agit pas d’un choix à la carte qui consisterait à suivre le calendrier local en hiver et le calendrier mecquois ou médinois en été.

2.3 Le jeûne en fonction des plages horaires moyennes (14h à 16h)

Il s’agit de prendre pour référence la durée moyenne d’une plage de jeûne, à savoir la plage moyenne du printemps ou de l’automne. En 2016, des organisations allemandes prenant référence sur des oulémas essentiellement hanéfites d’ascendance turque avaient appliqué un principe de plage de 14h de jeûne. Ils proposaient un calendrier recommandant un imsâk à partir de 4:30 environ et une rupture du jeûne 14h plus tard vers 18:30, peu après la prière du milieu de l’après-midi (‘asr/ikindi). Ce principe pourrait être valable pour toute la période d’été, entre les deux périodes moyennes du printemps et de l’automne, pour reprendre le rythme normal par la suite.



Je n’ai pas pu trouver le calendrier publié par ces organisations pour 2017, mais celui de 2016 (ci-dessus) peut être réutilisé. Il commence à partir du 6 juin.

3° Exemption et fidya

Enfin, en application littérale du verset coranique 2,184, il reste la possibilité de ne pas jeûner et de payer une compensation (fidya), estimée à 7€/jour pour 2017, en offrant un repas à une personne nécessiteuse, directement ou par l’intermédiaire d’organisations caritatives.

Comme on le voit, le verset coranique indique clairement une gradation dans la pratique du jeûne.

أَيّامًا مَعدوداتٍ ۚ فَمَن كانَ مِنكُم مَريضًا أَو عَلىٰ سَفَرٍ فَعِدَّةٌ مِن أَيّامٍ أُخَرَ ۚ وَعَلَى الَّذينَ يُطيقونَهُ فِديَةٌ طَعامُ مِسكينٍ ۖ فَمَن تَطَوَّعَ خَيرًا فَهُوَ خَيرٌ لَهُ ۚ وَأَن تَصوموا خَيرٌ لَكُم ۖ إِن كُنتُم تَعلَمونَ

Notre traduction (les parenthèses servent à expliquer les sous-entendus du texte) :
(Le jeûne est prescrit pendant) un certain nombre de jours. Celui d'entre vous qui est malade ou qui participe à un voyage (il s'en abstiendra durant ce temps et accomplira ultérieurement) un nombre (équivalent) d’autres jours ; quant à ceux qui sont en capacité (yutîqûna-hu, d'accomplir le jeûne mais qui, malgré cela, ne le pratiquent pas, ils s'acquitteront) d'une compensation (fidyaen pourvoyant un pauvre en nourriture. Celui qui consent à accomplir une belle action, cela sera mieux pour lui. Or jeûner est pour vous une belle actionAh ! Si vous saviez (ce qui vous attend au Jour du Jugement, vous n'auriez aucune hésitation).

Un grand nombre de commentaires de ce verset interdisent de le comprendre comme je le propose ici selon des arguments grammaticalement valables, mais qui ne réfutent pas en soi ma lecture. Il s’agit, proprement, d’une divergence radicale d’interprétation. Les principaux arguments avancés sont de deux ordres :
  1. Faire de « quant à ceux qui en ont la capacité » une proposition indépendante coordonnée venant préciser ce qui est attendu des personnes malades et en voyage : « et ceux qui en ont la capacité (parmi les malades et les voyageurs, qu’ils s’acquittent) d’une compensation en pourvoyant un pauvre en nourriture ». En quelque sorte, cette fidya serait demandée aux malades et voyageurs en plus du jour de rattrapage qui leur incombe déjà. Une sorte de double peine ;
  2. Lire « wa-‘alâ l-ladhîna yutîqûna-hu » selon une signification opposée : « quant à ceux qui n’en ont pas la capacité (de jeûner, qu’ils s’acquittent) d’une compensation ». Cette proposition viendrait dès lors couvrir des incapacités supplémentaires non reprises sous les catégories de la maladie ou du voyage.
Si la première lecture peut faire sens, la deuxième lecture nous paraît grammaticalement plus problématique, car rien ne permet d’indiquer une négation sous-jacente au texte (3).

Pour revenir à notre propos, le verset 185 est probablement une répétition ultérieure qui spécifie essentiellement la durée du jeûne (le mois de Ramadan), puisque le verset 184 ne mentionne que quelques jours de jeûne, vestige de la première période de mise en œuvre du jeûne dont on fait l’hypothèse qu’elle a commencé à Médine, lors du dialogue du Prophète avec les tribus arabes judaïsées qui pratiquaient certains jours de jeûne.

Il faut remarquer d’emblée que le verset 184 relève typiquement du paradigme coranique quand il s’agit de modifier un comportement, de proposer une nouvelle « norme » ou pratique : 
  1. proposer la pratique (le jeûne en l’occurrence) ;
  2. en vanter les mérites (« jeûner est une belle action, si vous saviez ». Cela est encore renforcé par le verset 33,35 qui promet miséricorde et pardon de Dieu aux jeûneurs et aux jeûneuses) ;
  3. proposer des dispenses (les malades, les voyageurs) ;
  4. proposer une alternative pour celles et ceux qui refusent ce changement, car le Coran ne peut rien imposer dans une société tribale et segmentaire où tout ralliement ne peut se faire que par consensus et travail de conviction en l’absence de tout pouvoir coercitif (ici, celui qui a capacité de jeûner, mais qui ne le fait pas). Cela est très cohérent avec l’anthropologie de la société à laquelle s’adresse le Prophète (2).
Bien que le Coran spécifie clairement quelle est l’action qui a la plus haute valeur morale (ici, le jeûne), il offre néanmoins une porte de sortie à la personne qui souhaite ne pas jeûner, mais au prix d’une compensation (fidya). Il s’agit d’ailleurs de la seule compensation à ne consister qu’en la nourriture d’un seul nécessiteux, les autres compensations pour des ruptures de serment, d’état de pureté lors du pèlerinage ou pour renier sa volonté de divorce, imposent un plus grand nombre de personnes à nourrir (de 10 à 60 selon les cas, voir 5,89 ; 5,95 et 58,4). 

Dans le cas d’une compensation pour éviter le jeûne du Ramadan, son versement entraîne une récompense de la part de Dieu, ce n’est donc pas ne rien faire, même s’il est clair, d’après le verset, qu’elle est de moindre niveau que la récompense promise à la personne qui jeûne de manière complète, ou qui reporte son jeûne à date ultérieure du fait de sa maladie ou de son voyage (4).

Conclusion

On constate que la tradition jurisprudentielle est bien plus souple que beaucoup ne l’imaginent et permet un panel d’options allant de la pratique complète du jeûne au versement d’une compensation dispensatrice.

Le problème ne se situe pas uniquement dans l’absence d’offre de formule de jeûne, mais surtout sur la dimension identitaire que revêt la pratique du Ramadan chez de nombreuses personnes. Pratiquer le Ramadan, c’est aussi réaffirmer de manière visible une loyauté communautaire, familiale ; se reconnecter à une dimension affective qui peut être chargée de nombreux souvenirs d’enfance. Dès lors, même si le discours de refus de telles options peut se revêtir d’une prétendue « défense de la religion », il est important de questionner son rapport individuel à cette pratique qui, pourtant, n’est que le troisième pilier de l’islam, de bien moindre importance que le 2ème, à savoir la prière canonique, dont la pratique est supposée s’inscrire dans le quotidien, la longue durée, signe sensément plus probant d’une spiritualité vivante. 

Or, l’on constate que les défenseurs les plus acharné-e-s d’une pratique « immuable » du jeûne de Ramadan ne sont pas nécessairement les plus assidu-e-s du 2ème et bien plus fondamental pilier de l’islam. Il ne s’agit pas pour moi, ici, de porter un quelconque jugement de valeur sur les pratiques spirituelles des un-e-s et des autres, mais de contribuer à souligner ici que nous sommes tou-te-s traversé-e-s par des tensions, des contradictions, dans nos échelles de valeurs, dans nos priorités, dans nos pratiques. La tradition islamique, pourtant, ne cesse de rappeler le primat de l’intention sur l’œuvre, ce qui devrait nous inciter tou-te-s à questionner notre rapport à la pratique du jeûne de Ramadan, à spécifier pour nous-mêmes ce qui relève, dans notre pratique, de la tradition familiale, culturelle, de l’affect, du spirituel, du besoin identitaire, de montrer que l’on fait partie d’un groupe ou son attachement à celui-ci, de la loyauté à ses origines réelles ou imaginaires, bref, les mille et une raisons pour lesquels une pratique fait sens pour nous à titre individuel. Ensuite, il convient de se questionner pourquoi nous y tenons tant quitte à nous faire mal, voire devenir un poids pour notre entourage, et enfin distinguer cela de la façon dont nous habillons, sous couvert de jurisprudence islamique, certains de nos comportements et pratiques qui peuvent être éthiquement discutables (par ex. se comporter de manière insultante envers ses collègues ou voisins sous prétexte des difficultés liées à la longueur du jeûne).

Dans une société plus ouverte et plurielle, qui permet justement le développement de pratiques spirituelles plus individualisées et recentrées sur la Transcendance au lieu du « qu’en-dira-t-on », il est important de se réapproprier ses propres pratiques et de profiter de leur flexibilité pour les ajuster aux mieux à nos besoins et capacités pour en faire un moment d’épanouissement personnel, spirituel et méditatif plutôt qu’un temps de contrainte, parfois même de souffrance. Le dolorisme n’a plus sa place en islam.

Profitez au mieux de votre mois de Ramadan.

Michael Privot

Notes:
(1) Pour celles et ceux qui souhaiteraient questionner ma légitimité à proposer des opinions religieuses, j’ai déjà répondu longuement à la question par ailleurs. Voir http://www.lescahiersdelislam.fr/Reflexions-sur-la-legitimite-islamique-dans-l-espace-francophone-europeen_a1242.html 

(2) CHABBI J., Les trois piliers de l’islam, Paris, Seuil, 2016.


(3) De nombreuses critiques quant à cette traduction se reposent sur des tafâsîr qui, en fait, font de la spéculation sur le sens de yutîqûna-hu en proposant que ce terme concerne les femmes enceintes ou les personnes âgées. Rien ne permet d'affirmer cela dans le texte coranique. Un retour au Lisân al-'Arab, d'Ibn Manzûr, confirme le sens que nous donnons à atâqa (والإطاقة القدرة على الشيء والطوق الطاقة وقد طاقه طوقا وأطاقه إطاقة وأطاق عليه والاسم الطاقة وهو في طوقي أي في وسعي), ce qui se comprend par ailleurs du fait qu'un des sens les plus basique de la racine, tawqa, renvoie à l'idée de facilité (والطوقة أرض سهلة مستديرة في غلظ). 

(4) Voire l'excellente vidéo du penseur syrien Mohammed Shahrûr qui a la même lecture que moi (en introduisant, en plus, une distinction très intéressante entre sawm et siyâm). Original en arabe sous-titré en français: https://www.youtube.com/watch?v=bGAwSodey60 

6 commentaires:

Nawfal a dit…

Merci beaucoup cher Michael pour cet écrit qui nourrit la réflexion et élargit le champs des possibilités ramadanesques à celles et ceux qui, dans le contexte occidental, ont la chance du détachement et de la hauteur pour pouvoir questionner leurs pratiques et renouveler leur rapport à la Transcendance dans le cadre d'une tradition réactualisée.

Michael Privot a dit…

Merci Nawfal!

Samydiankha.blog a dit…

Magnifique réflexion sur le sujet musulman et sa liberté de subjectiver sa relation à Dieu loin des qu-en-dira-t-on . Le choix du ramadan est pertinent car tous les musulmans ne vivent sur les mêmes latitudes et pas dans les mêmes conditions ni cultures. On emmerdera personne. La foi devant restée privé

zia sir a dit…

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