Provocatrice ? Sacrilège ? Cette question l’est sans aucun doute, tellement nous avons été habitués à considérer ces deux concepts comme éminemment consubstantiels. Pas de laïcité sans Droits de l’Homme et vice-versa. Et pourtant. De récents et houleux débats autour de la laïcité nous amènent à questionner la légitimité du lien ainsi établi, particulièrement quand il s’agit de l’inclusion et du respect des minorités ethniques ou religieuses – surtout arabes et musulmanes – au sein de nos sociétés européennes.
Mais recadrons d’emblée les termes du débat. La Laïcité – avec un L pour désigner le concept – est en fait intimement liée aux phénomènes de sécularisation qui traversent toutes les sociétés, à savoir ce mouvement constant de distanciation (et parfois de rapprochement) entre le sacré et le profane.
La laïcité française – avec un l pour en désigner la matérialisation concrète – est, quant à elle, une des formes les plus développées, en dépit de ses imperfections, de la transposition dans le droit et la société de ce processus de distanciation. Processus qui, rappelons-le, n’est ni linéaire, ni définitif, ni univoque, ni irréversible, mais multiple et simultané : sécularisation et désécularisation de différents secteurs d’une même société pouvant être parfaitement concomitantes. La laïcité à la française, différente en ce sens de la laïcité à l’américaine ou à la belge (à savoir notre neutralité), constitue donc une méthode particulière de gestion de ces rapports sacré/profane. Elle n’est pas la seule envisageable, ni l’horizon insurpassable de l’effort humain en la matière. Une option parmi d’autres, avec ses avantages et ses inconvénients.
Vouloir dès lors en faire l’aune unique du développement sociétal et de la modernité revient tout bonnement à la dogmatiser et à la rabaisser à ce qu’elle serait censée prévenir : l’immixtion intempestive d’une dogmatique religieuse ou philosophique particulière dans la gestion de la Cité, au détriment de toutes les autres.
Quant aux Droits de l’Homme, ils sont nés dans le contexte de la nécessité d’assurer la protection du citoyen face à un Etat jugé oppresseur presque par défaut. Ils se sont constamment approfondis et complexifiés au cours de ces 60 dernières années. Si l’impératif de la protection du citoyen face à un Etat oppresseur s’est quelque peu estompée dans nos démocraties libérales solidement établies, il n’en reste pas moins que la « majorité démocratique » peut rapidement devenir un oppresseur aussi terrible qu’un appareil d’Etat dictatorial si l’on décidait du jour au lendemain d’appliquer la loi de la majorité absolue. Ce serait la fin des minorités – quelles qu’elles soient – et le triomphe de la grégarité et de l’uniformisation.
Et c’est là que les Droits de l’Homme sont indispensables, comme ultime garde-fou que s’imposent les sociétés démocratiques pour éviter d’éradiquer leurs minorités. Un véritable « joker » préservant notre intrinsèque diversité de toute tentative de solution finale. L’héritage terrible des camps de concentration fut décisif pour faire pencher l’Europe de l’après-guerre vers la voie de la modération et de la (lente et toujours inachevée) acceptation de sa diversité et de son profond métissage.
Or, on se rend compte aujourd’hui que quelques individus bénéficiant d’importants relais médiatiques et politiques, se sont donnés pour sainte mission de défendre une laïcité absolutiste et a-historique comprise comme le rejet sans compromis voire violent de toute conviction religieuse hors de l’espace public – lui aussi totalement indéfini et laissé à la pure subjectivité de nos valeureux pourfendeurs d’intégrisme et de dogmatisme. Même Emile Combes, pourtant pas un tendre, n’est jamais arrivé à de tels excès en la matière alors qu’il était un acteur clé de cet arrachement de la société française hors de l’emprise du clergé catholique.
Marcel Gauchet remarque fort à propos que cette radicalisation d’une frange de défenseurs de l’indispensable dimension laïque de nos sociétés – qui se mue dès lors en une laïcité de combat – correspond en vérité à l’effondrement de son opposant historique, à savoir une communauté chrétienne catholique revendicatrice et revancharde souhaitant recouvrir ses privilèges d’entant. Or cette lecture n’est plus pertinente aujourd’hui. L’Eglise et sa communauté ont été, elles aussi, profondément sécularisées et gagnées à l’idée de la nécessité de la laïcité, de la démocratie et des Droits de l’Homme car s’ils protègent le politique du religieux, ils protègent également le religieux du politique.
Et c’est dans ce contexte que les communautés musulmanes, récemment arrivées, commencent à faire preuve d’une visibilité inhabituelle et de certaines pratiques parfois en décalage avec les us de nos démocraties libérales. Loin d’y voir une phase de transition vers une harmonisation par le haut avec les communautés d’autres convictions, phase qui est pourtant dûment constatée par les observateurs avertis, cette frange – oserions-nous le terme – laïcarde a cru y retrouver enfin l’avatar tant attendu de l’ennemi héréditaire qui pourrait permettre de reconstruire un front idéologique en pleine déliquescence, faute d’objet, ou plutôt faute de reformulation de son objet en fonction des défis de notre nouveau siècle. La Laïcité se doit toujours d’être défendue sans compromission, certes, mais ses ennemis ne sont pas toujours ceux que l’on croit.
Car ce resserrement des rangs se fait au prix de dangereux compromis. Dans un récent article, une des égéries de cette mouvance, se demandait si il était « absurde que de considérer que la liberté religieuse, loin d’être absolue, [devait] être soumise au respect d’autres principes essentiels, fondements eux aussi de la démocratie, tels que l’égalité et la mixité », pour conclure qu’elle préférait contraindre – donc lui refuser un droit fondamental – une fille à ôter son voile à l’école, plutôt que de contraindre une autre à le porter même à l’école.
De nombreux éléments mériteraient d’être relevés dans cette synthèse fulgurante d’une telle laïcité d’exclusion :
- le mantra faisant de la mixité un des principes suprêmes de la démocratie (comment peut-on encore tolérer aujourd’hui que les équipes de foot, voire les vestiaires ou les WC, ne soient pas mixtes !?),
- le glissement subreptice mais significatif de la question des droits fondamentaux à celles des principes (la mixité) comme fondement de la démocratie, autorisant dès lors tous les abus,
- la pernicieuse équivalence introduite entre le refus arbitraire d’un droit et la généralisation abusive d’une conséquence potentielle d’un exercice non encadré de celui-ci (autoriser le port de signes religieux à l’école n’équivaut pas à contraindre à les porter ceux qui n’en n’ont pas envie).
Cependant, le plus important reste de s’interroger sur le fond même de l’argument, à savoir le délicat équilibre dans l’exercice des différents droits fondamentaux au sein d’une société régie par ces derniers.
Contrairement à ce qui est entendu trop souvent, on ne soumet pas un droit fondamental à un autre, on les équilibre, on les exerce ensemble, avec pondération et respect. La limitation d’un droit fondamental, quel qu’il soit, doit toujours être proportionnelle au but recherché, circonscrite dans le temps, argumentée de façon objective et factuelle, et être enfin la plus légère possible dès lors qu’aucun autre accommodement raisonnable n’aurait pu être trouvé de façon concertée pour éviter la limitation de ce droit. Droits et limitations ne sont jamais absolus comme l’a démontré avec constance la Cours européenne des Droits de l’homme.
Dès lors, en venir à justifier la suspension pure et simple d’un droit par la liberté supposée que cela offrirait à d’autres revient à anéantir purement et simplement l’édifice des droits fondamentaux inaliénables de tout individu sur lesquelles reposent nos sociétés. C’est un rapport similaire à des principes, et non au droit, qui, dans un autre contexte, a conduit à Guantanamo. Alors, cette laïcité-là est-elle encore soluble dans les Droits de l’Homme ? Plus sous cette forme en tous cas. C’est pourquoi il est urgent de dés-idéologiser nos approches de la Laïcité et, par dessus tout, de revenir et revenir encore aux Droits de l’Homme comme étalon incontournables de nos convictions et de leur mise en œuvre dans notre gestion commune de la Cité.
Michael Privot
Islamologue
1 Voir N. Geerts, Le port du voile à l’école, Tribune de la CGSP enseignement, reprise par la Revue de la Maison de la laïcité à Verviers, pp. 12-13.