La première dérive réside dans l'examen de recevabilité opéré par le Conseil d'Etat. Pour rappel, cet examen a comme finalité de répondre à la question de savoir si la partie requérante, ici le MRAX, a un intérêt à agir. Pour y répondre, le Conseil d'Etat analyse l'article 3 des statuts du MRAX, libellé comme suit :
« L'association a pour but la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie. Elle appelle à l'union et à l'action tous ceux qui entendent s'opposer aux discriminations, aux haines, aux préjugés fondés sur une prétendue race, la nationalité, la langue, la culture, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la confession ou les convictions philosophiques. Elle veut faire triompher l'amitié et la paix entre les peuples et promouvoir l'égalité et la fraternité entre les êtres humains. (…) »
Pour apprécier l'intérêt à agir dans le chef du MRAX, le Conseil d'Etat devrait se limiter à apprécier s'il existe un lien entre ses objectifs et le cas d'espèce. Ni plus ni moins. Or, il va au-delà en procédant de facto à un examen sur le fondement des recours… pour répondre à la question de la recevabilité. Voilà le paragraphe-clé, très similairement libellé dans les deux arrêts :
« Considérant qu'en édictant qu'est interdit aux élèves “le port de tout couvre chef, de signe ostensible d'appartenance politique ou religieuse dans l'enceinte de l'établissement”, le règlement attaqué, loin de porter atteinte à l'objet social de la requérante, a pour effet de le rencontrer et de le conforter; qu'il s'ensuit que la requérante n'a pas intérêt à en poursuivre l'annulation; que le recours est irrecevable. »
Ainsi, le Conseil d'Etat répond au stade de l'examen sur la recevabilité à une question qu'il devrait être amené à se poser une fois seulement les recours jugés recevables et l'examen sur le fondement commencé.
La deuxième dérive, qui découle directement de la première, réside dans le modus operandi du Conseil d'Etat s'agissant de son examen de facto sur le fondement. En effet, (en gardant bien à l'esprit que le Conseil d'Etat ne peut pas procéder à un tel examen durant la phase ayant trait à la recevabilité), il est important de rappeler que tout examen sur le fondement consiste à apprécier la légalité d'un acte administratif incriminé.
Ainsi, s'agissant du port du foulard à l'école, le Conseil d'Etat devrait apprécier la conformité des ROI et de la décision de la ministre de l'époque aux deux normes à caractère législatif concernées qui sont en vigueur : les décrets « neutralité » de 1994 et de 2003. Or, force est de constater qu'à aucun moment le Conseil d'Etat ne ressent le besoin d'effectuer ce contrôle de légalité, ce qui est sa mission première dès lors qu'il décide de procéder à un examen sur le fondement.
La troisième dérive réside dans l'absence de motivation dans les deux arrêts rendus. En effet, nous ne saurons pas en quoi l'interdiction du port du foulard à l'école contribue à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie, contre les discriminations, haines, préjugés fondés sur une prétendue race, la nationalité, la langue, la culture, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la confession ou les convictions philosophiques, pour l'amitié et la paix entre les peuples et pour l'égalité et la fraternité entre les êtres humains.
Ce faisant, le Conseil d'Etat ne fait ni plus ni moins que violer le principe de séparation des pouvoirs, puisqu'il outrepasse l'examen de légalité en procédant à une interprétation politico-idéologique et péremptoire des valeurs mentionnées dans l'article 3 des statuts du MRAX. C'est d'autant plus ahurissant que le même Conseil d'Etat, section administrative également, s'était déclaré en 2002 incompétent pour apprécier l'opportunité d'interdire ou non le port du foulard à l'école, faisant ainsi suite à une sollicitation du gouvernement Hasquin.
Ces deux arrêts du Conseil d'Etat sont en définitive une nouvelle illustration d'une réalité tout à fait inacceptable : l'application à géométrie variable du droit selon que les cas d'espèce touchent ou non à la question de la visibilité des citoyens de confession musulmane.
Que les magistrats qui ont rendu ces arrêts décrédibilisants pour l'institution du Conseil d'Etat s'arrogent le droit de prendre la place du politique et décident à sa place est en soi intolérable, mais qu'en plus ils subvertissent le droit même à l'égalité, qu'ils sont censés protéger, est proprement insoutenable. Et laisse augurer un avenir sombre pour toutes les associations luttant en justice contre les discriminations, toutes les discriminations.
En conclusion, ce piétinement du droit est rendu possible par l'irresponsabilité de la Communauté française, qui n'a que trop laissé pourrir la situation et qu'il faut, plus que jamais, contraindre à se souvenir de sa mission première : trouver des solutions en garantissant les droits fondamentaux.
Signataires:
Abdelghani BEN MOUSSA – Coordinateur du think tank Vigilance musulmane, ex-administrateur du MRAX
Hajer MISSAOUI – Juriste diplômée de la Sorbonne, spécialiste des droits de l'Homme
Hanieh ZIAEI – Politologue, titulaire d'une maîtrise en politique internationale et comparée de l'Université de Montréal
Mehmet A. SAYGIN – Juriste, secrétaire général de l'Union des démocrates turcs européens
Michael PRIVOT – Islamologue, militant antiraciste
Voir l'ensemble du dossier sur le site du Soir ici pour une proposition de solution juridique au port du foulard ou encore sur www.neutralite.be par 6 intellectuels: Le militant associatif Abdelghani Ben Moussa, les juristes Hajer Missaoui et Mehmet Saygin, les avocates Hava Yildiz et Inès Wouters, l’islamologue Michael Privot
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire