Et d'aucuns ne reculent pas devant les procédés les plus douteux pour parvenir à leurs fins : attaquer celles et ceux qui les promeuvent sur leurs supposées opinions religieuses ou politiques pour délégitimer ces accommodements ou, vice-versa, discréditer ces derniers à cause de ceux qui les promeuvent. Dans un jeu aussi pipé, cet outil-clé de l'antidiscrimination n'a que peu de chances de survie face à une telle pression médiatique. Qui oserait encore les défendre de peur de se faire marginaliser dans le champ politico-médiatique comme un suppôt de l'islamo-gauchisme ?
Probablement nés aux USA et utilisés principalement dans le contexte de la lutte contre les discriminations sur la base du handicap dans l'accès à l'emploi, les accommodements raisonnables consistent en des ajustements, des modifications à l'environnement ou à l'organisation du travail, mais raisonnables, c'est-à-dire n'engendrant pas de surcoûts démesurés pour l'employeur. Ils visent à permettre à des personnes moins valides ayant les qualifications requises de postuler ou d'occuper des emplois au même titre que des personnes valides ainsi qu'à leur garantir des droits et privilèges identiques. La Directive européenne sur l'Egalité dans l'emploi de 2000 impose même une obligation d'accommodement raisonnable aux employeurs pour remédier aux discriminations sur la base du handicap. Tous les Etats membres de l'Union ont transposé depuis cette Directive dans leur droit national sans que cela ne suscite la moindre vague.
Le principe de ces mesures est de reconnaître que les êtres humains, dans leur immense diversité, ne sont pas tous égaux, comme le laisserait supposer le principe d'égalité formelle au cœur de nos systèmes législatifs et des représentations mentales majoritaires. Bien au contraire, ils sont tous différents - sans que cela n'implique un jugement de valeur. En conséquence, si l'on décide de ne plus postuler une prétendue égalité de départ, mais que l'on veuille atteindre une véritable égalité "en substance" à l'arrivée, il faut admettre que des situations différentes requièrent des solutions différenciées. L'égalité n'est donc plus considérée comme la norme absolue de départ, mais comme un objectif à atteindre en mettant en place une batterie de mesures adéquates dont font partie les accommodements raisonnables.
Quant aux accommodements visant à lutter contre les discriminations ethniques ou religieuses, on en trouve déjà trace dans le Civil Rights Act américain de 1964 à l'endroit des minorités religieuses. La législation européenne, quant à elle, ne mentionne pas explicitement la nécessité d'adopter de telles mesures pour remédier à ce type de discriminations. Par contre, les deux premiers articles de la Convention internationale sur l'élimination de toutes formes de discrimination raciale, ratifiée par la Belgique en 1975, impose clairement de mettre en place des mesures visant à redresser les désavantages subis par certains groupes ou individus par des mesures adéquates, terme recouvrant, notamment, les accommodements raisonnables. Si la Belgique a traîné la patte pour mettre en œuvre ses obligations internationales, on peut légitimement s'étonner qu'il ait fallu attendre la médiatisation des récents déboires de l'expérience canadienne en la matière pour que certains découvrent soudainement l'existence des accommodements raisonnables et s'en emparent au profit de leur agenda politico-médiatique.
Or, comme tout nouvel instrument, les accommodements sont en fait passés au Canada par une phase de test assez intensive qui en a souligné les excès potentiels en cas d'encadrement insuffisant. Cela ne remet nullement en question leur pertinence, ni leur utilité. Le Canada n'a pas fait sensiblement marche arrière et continue à mettre en œuvre des accommodements à l'endroit de ses minorités. Ne nous trompons donc pas sur les termes du débat. Loin d'être le résultat de la conspiration fréristo-islamo-gauchiste peuplant les délires éveillés de certains faiseurs d'opinion, les accommodements raisonnables font partie intégrante de l'approche fondée sur les Droits de l'homme. Les discréditer à cause d'expériences malheureuses dues aux revendications exagérées de fondamentalistes de diverses obédiences revient à mettre en péril les bénéfices qu'ils apportent aux victimes de toutes les discriminations, que ce soit sur la base du handicap, de l'ethnicité, des convictions, de l'âge, de l'orientation sexuelle, du genre… Insidieusement,c'est l'ensemble des acquis et des concepts de l'antidiscrimination que ces critiques remettent en cause (action positive, déplacement de la charge de la preuve…).
Que leurs détracteurs aient au moins l'honnêteté de reconnaître qu'ils postulent une hiérarchie des discriminations, à savoir qu'il serait moins grave d'être discriminé sur la base de son ethnicité ou de ses convictions que d'être discriminé sur la base de son âge ou de son handicap. A ceux qui rétorqueraient l'argument essentialiste que l'on ne choisit ni son âge, ni son handicap mais bien sa religion, voire son sexe, ce qui, à leur sens, implique une différence de valeur, réaffirmons que l'approche fondée sur les Droits de l'homme ne discrimine pas, elle, entre les différents éléments constitutifs de l'identité d'un individu, chacun étant considéré avec égal respect - inné ou acquis.
Enfin, cette attaque en règle des accommodements ressemble étrangement à celle contre l'islamophobie comme concept et outil de l'antiracisme : imputation identique de son invention aux mollahs ou aux islamistes pour en délégitimer la pertinence, faisant malhonnêtement l'impasse sur le fait que le terme fut utilisé pour la première fois par Etienne Dinet dès 1921 et amalgamant, plus grave encore, racisme culturaliste à l'égard des musulmans et critique légitime de l'islam.
Et puis, au-delà des questions pertinentes auxquelles les musulmans se doivent de répondre, n'est-ce pas au fond d'islamophobie dont il s’agit dans ce débat-ci ? En effet, dès qu'est mise en œuvre une mesure permettant d'accommoder les demandes d'individus musulmans et de contrebalancer les discriminations systémiques massives qu'ils subissent, celle-ci suscite l'ire de défenseurs autoproclamés d'une égalité pseudo-républicaine alors que cette même mesure les laissait totalement indifférents lorsqu'elle permettait de redresser l'impact d'autres types de discriminations. Pourquoi un tel deux poids deux mesures ?
Cette réaction épidermique n'est-elle pas révélatrice de leur désir - inconscient certainement - de maintenir une société historiquement normée en fonction de sa population majoritaire : blanche et profondément christianisée dans son rapport au monde, sa culture, sa façon d'être et de paraître ?
Et n'est-ce pas précisément cela, ce racisme systémique que les accommodements raisonnables sont sensés débusquer et redresser ? Les réactions qu'ils suscitent ne sont donc pas anodines et confirment, de facto, leur impérieuse nécessité. Sous cet angle, à chaque fois que les opposants aux accommodements justifient leur combat par des incantations aux idéaux des Lumières, ce ne sont pas les accommodements eux-mêmes mais Voltaire qu'ils assassinent !
Michaël Privot
Islamologue, militant antiraciste