Les études en sociologie de la migration ont démontré depuis longtemps que les populations s’étant installées durablement sur un nouveau territoire ont tendance à faire preuve d’un conservatisme social et culturel bien supérieur à ceux de leurs sociétés d’origine qui, elles, continuent à progresser à leur propre rythme. Si ce décalage se résorbe plus ou moins rapidement avec le passage des générations, certains migrants finissent malheureusement parfois par devenir, non plus une photographie, mais une caricature, de leur société d’origine, figée 20, 30 ou 40 ans auparavant.
Les événements de ce vendredi 13 janvier, à l’Exécutif des Musulmans de Belgique, qui ont vu les groupes légitimistes turcs et marocains dégommer les seuls rénovateurs de cet organe, par un vote d’assemblée générale manipulé, en sont une preuve supplémentaire.
On a assisté là à des pratiques de manipulations électorales dignes des meilleurs moments des régimes tunisien, libyen ou égyptien : 11 présents sur une assemblée générale de 44 membres, des procurations d’une validité douteuse plein les poches et le tout fut joué en organisant “on the spot” un vote de confiance à l’EMB actuel, vote qui n’était pas prévu à l’agenda de cette assemblée générale. Comme quoi, certaines traditions électorales balayées par le Printemps arabe au sud de la Méditerranée sont finalement préservées avec soin par certains représentants musulmans vivant maintenant sur la rive nord de celle-ci.
Sans surprise, sont virées les deux seules femmes de l’EMB, mais au travers elles et de leur collègue masculin réunis au sein de l’Alternative démocratique des musulmans de Belgique (ADMB), ce sont aussi les shî’ites et les soufis qui se font évincer de l’EMB sous les takbîr (Dieu est grand!) victorieux de l’imâm anversois Noureddine Taouil connu pour sa proximité avec l’Arabie Saoudite.
Il ne reste aujourd’hui aux commandes que des proches de la Diyânet (administration des affaires religieuses de Turquie) ou des services consulaires marocains, sous la présidence de M. Ugurlu. Rappelons que ce dernier avait été, quant à lui, légalement démis de sa fonction il y a bientôt quatre mois, mais avait réussi à s’accrocher à son poste grâce à des retournements de vestes opportuns et l’annulation illégale de la décision qui le concernait avec le soutien des groupes d’intérêts pro-turcs et marocains tous unis par des intérêts bien compris.
Les dangers d’instrumentalisation de l’islam de Belgique par certains pays d’origine dénoncés il y a quelques jours par le rapport de la Sûreté de l’Etat viennent d’être illustrés de manière éclatante. C’est maintenant fait. Bien que les membres progressistes exclus de l’EMB semblent envisager d’explorer toutes les voies légales pour faire valoir leurs droits, il paraît clair à cette heure qu’un boulevard vient de s’ouvrir pour la mise en place d’un EMB soumis aux impératifs de puissances étrangères à la Belgique.
On se souviendra que cette crise intervient dans le contexte d’un processus particulièrement difficile et tortueux de renouvellement de cette institution qui aurait dû déboucher pour le 31 décembre 2011 au plus tard sur un projet de consensus. Le président Ugurlu et ses proches avaient proposé un projet fondé uniquement sur les mosquées reconnues comme base de la légitimité du nouvel organe, ce qui aurait fait automatiquement la part belle à la Diyânet et aux mosquées proches des autorités consulaires marocaines, excluant également de facto l’immense majorité de la population musulmane de Belgique ayant une pratique irrégulière ou étant rattachée à une mosquée non reconnue officiellement par l’Etat (la majorité aujourd’hui).
Face à cela, l’Alternative démocratique des musulmans de Belgique (ADMB) – représentée au sein de l’EMB par Mmes Praile et Günaydin ainsi que M. Fathallah – a développé un projet démocratique faisant place tant aux mosquées reconnues qu’aux associations à but religieux, mais aussi aux simples citoyens musulmans. Le blocage a été long, l’équipe Ugurlu refusant toute négociation, pour finalement accepter une procédure de médiation sous observation du Ministère des Cultes entre octobre et décembre 2011. L’ADMB n’y était représentée que par une voix, tandis que l’équipe Ugurlu était représentée par trois.
Quelques modifications cosmétiques ont été introduites dans le projet de l’équipe Ugurlu, mais rien n’a été pris en compte quant aux questions de fond: la représentation des communautés musulmanes dans toutes leurs composantes théologiques, les minorités de la minorité, les femmes… Visiblement, le Ministère était fatigué par ce dossier et n’a pas voulu jouer de rôle modérateur. Il s’est aligné progressivement sur les positions de l’équipe Ugurlu.
Aucune décision claire quant au renouvellement de l’EMB ne semble avoir été prise par le Ministre De Clerck. Les intentions de la nouvelle Ministre Turtelboom ne sont pas connues à ce jour et l’on voudrait espérer la mise en place d’une approche moins confuse que celle de M. De Clerck qui paraissait très heureuse de laisser les ambassades agir en sous-main dans le dossier de l’islam de Belgique.
Une péripétie de plus dans ce dossier, certes, mais qui montre une fois encore que certains sont prêts à tous les procédés, y compris les plus douteux, pour parvenir à leurs fins et que les Belges musulmans continuent à être traités comme des citoyens de seconde zone, tant par la Belgique que par certains pays d’origine, quant à leurs droits en matière de pratique cultuelle.
Quand sera-t-il décidé de quitter le domaine d’une realpolitik foireuse et sans vision pour traiter ce dossier, enfin, selon une approche démocratique, légaliste et respectueuse des aspirations profondes des musulmans de Belgique à vivre leur spiritualité en paix, en harmonie avec le contexte belge ?
Affaire à suivre.
Michaël Privot