Mise à jour le 24/09/2012
Et c’est reparti ! Une bande annonce d’un film « stupidissime » sur l’islam, les musulmans et leur prophète et des émeutes – parfois meurtrières – éclatent à l’instigation de prêcheurs de haine, semblant donner raison aux industriels de la détestation qui ont produit à dessein ce brûlot. Dans l’esprit de beaucoup d’honnêtes gens, tout se mêle : islam, violence, intolérance, liberté de parole, Huttington, là-bas, ici, mon gentil voisin Mahmoud et les Ahl al-Sunna wa-l-Jamaa au Pakistan : une chakchouka pas possible, mais dont le résultat est de creuser les antagonismes. Pari réussi pour le producteur de l’« Innocence des Musulmans » !
Et c’est reparti ! Une bande annonce d’un film « stupidissime » sur l’islam, les musulmans et leur prophète et des émeutes – parfois meurtrières – éclatent à l’instigation de prêcheurs de haine, semblant donner raison aux industriels de la détestation qui ont produit à dessein ce brûlot. Dans l’esprit de beaucoup d’honnêtes gens, tout se mêle : islam, violence, intolérance, liberté de parole, Huttington, là-bas, ici, mon gentil voisin Mahmoud et les Ahl al-Sunna wa-l-Jamaa au Pakistan : une chakchouka pas possible, mais dont le résultat est de creuser les antagonismes. Pari réussi pour le producteur de l’« Innocence des Musulmans » !
La vérité est évidemment beaucoup plus complexe et, à l’heure où j’écris
ces lignes, nous ne disposons pas encore de toutes les informations nécessaires
pour comprendre exactement l’entrelacs complexe des intérêts opposés mais très
complémentaires en jeux dans cette affaire décidément beaucoup plus subtile
qu’il n’y paraît.
Avant d’aller plus avant – note positive ! – remarquons que la
couverture médiatique de cette affaire est, dans l’ensemble, plus nuancée que
la couverture de l’affaire des caricatures danoises. Des leçons semblent donc
tirées des errements du passé et il est important de le souligner : je
constate que les condamnations sans ambiguïtés des violences par les autorités
religieuses musulmanes d’Occident et d’Orient trouvent mention dans la presse
occidentale, déforçant d’emblée l’impression d’un unanimisme musulman face au
film l’« Innocence des musulmans ». Soyons nous-mêmes sans détour à ce propos, sait-on jamais
que mes propos pourraient être mal interprétés : il est évident que les
débordements haineux et violents commis par certains musulmans sont absolument
condamnables. Nous espérons que les autorités compétentes mettront en œuvre
tous les moyens nécessaires pour appréhender et punir les coupables de
violence, d’exactions et de meurtres, mais également les prêcheurs de haine qui
ont lancé ces gens à l’assaut d’individus et d’intérêts américains, tout en se
terrant comme des pleutres à l’arrière des troupes. Pour être cynique, il est
fort peu probable que ces instigateurs seront jamais amenés devant un
quelconque tribunal.
Commençons tout d’abord par les pyromanes ayant mis le feu au poudre :
il apparaît maintenant clairement qu’il s’agit de gens liés d’assez près au
groupe de Pamela Geller, « Stop the Islamization of USA », qui est
réunie au sein de l’organisation faîtière « Stop the Islamization of the
Nations » avec son pendant européen « Stop the Islamization of
Europe » dont Philip De Winter, président du Vlaams Belang, est un des
fondateurs. Une récente enquête de Canal+ a montré qu’il
s’agit là d’une véritable
industrie de la haine anti-islam bénéficiant de soutiens financiers
considérables qui lui ont permis de s’attirer une grande visibilité, y compris
au sein des leaders du Tea Party et des Répblicains. Newt Gingrich s’est
d’ailleurs fait les échos de leurs théories fumeuses sur l’imposition de la
shariah aux USA (voir sur le sujet un très bon article d'Agora Vox, une fois n'est pas coutume sur les liens avérés de Geller avec cette affaire[24/09/2012]).
Le film est donc soutenu activement par des gens ayant pour visée de
démontrer que l’islam n’est pas une religion mais une idéologie politique
totalitaire et violente menaçant un Occident chrétien mollasson et en pleine
décadence. Par les réactions attendues que ce film suscite, ils ont frappé fort
et réussi à imposer leurs thématiques dans la dernière ligne droite de l’élection
présidentielle américaine. Chapeau bas les artistes.
Ceci étant, je ne peux manquer de souligner la perversité de la démarche
initiale du producteur (le fameux Nakoula Basseley Nakoula, a.k.a. Sam Bacile,
au passé peu reluisant) qui s’était fait passer pour juif et avait affirmé
avoir convaincu 100 donateurs juifs de soutenir son projet de film – causant
des sueurs froides en Israël (qui n’arrivait pas à l’identifier) et dans toutes
les communautés juives face à la marée d’antisémitisme que cela aurait pu
provoquer. L’intox n’a pas duré plus de 48 heures, heureusement, et il est
apparu que le coup venait d’extrémistes coptes réfugiés aux USA et soutenus par
le pasteur évangéliste de droite flambeur de Corans, Terry Jones.
On apprend que les acteurs n’auraient pas compris dans quel scénario ils
jouaient, que tout a été manipulé au montage… (voir les démêlés de l'actrice Cindy Lee Garcia avec la justice à ce propos[24/09/2012]). Bref, une embrouille carabinée
dont l’objectif était la provocation – haineuse – délibérée. La défense de la
liberté d’expression n’empêchera pas de condamner ce film pour ce qu’il
est : une insulte révisionniste empilant 1400 ans de préjugés sur l’islam,
son prophète et les musulmans. Rien de très nouveau en quelque sorte, si ce
n’est la mise en scène qui rend le tout particulièrement indigeste.
Le rapprochement, en terme de démarche, est souvent fait avec les
caricatures danoises. J’affirmerais que nous ne sommes pas du tout dans la même
configuration : au Danemark, il s’agissait essentiellement d’une affaire
interne (le lectorat du Jyllands-Posten ne dépassant pas la frontière danoise),
propre au débat dano-danois où l’on aimait à se faire peur en opposant les
défenseurs de la liberté de parole face à une communauté musulmane –
prétendument intolérante et menaçant les chères libertés acquises – ne
représentant que quelques % de la population. L’impact et l’ampleur de la crise laissèrent les
Danois pantois et désemparés, avec un contentieux durable entre la population
majoritaire et ses minorités musulmanes.
Dans le cas du brûlot qui nous concerne, il s’agissait d’un effort
prémédité, visant en premier lieu à déstabiliser le débat démocratique égyptien
naissant et à radicaliser la communauté copte par une stratégie de billard à
cinq bandes comptant sur le fait que l’assaut espéré des fanatiques musulmans
contre les coptes les forceraient à se révolter, tout en entraînant
éventuellement Israël et les Etats-Unis dans la tourmente comme cerise sur le
gâteau. Les auteurs du film capitalisaient sans aucun doute sur l’expérience
danoise précisément. L’intention de nuisance internationale était à l’origine
même de la démarche. Autre différence : même si les caricatures danoises
étaient de qualité inégale, il y avait au moins un geste artistique à la base.
On en est très loin avec l’«innocence des musulmans».
Du côté des excités musulmans qui se sont mis en mouvement ça et là, il est
intéressant de porter quelques éclairages sur les logiques qui ont probablement
mené à ces actes inqualifiables – éclairages qui ne sont d’aucune manière une
apologie de ces derniers. Cependant, pour tordre le cou au canard de la
prétendue violence intrinsèque de l’islam, il est fondamental de se rendre
compte que ces débordements haineux n’apparaissent pas ex-nihilo, hors toute rationalité.
1.
Il
est intéressant de noter que les débordements violents ont eu lieu dans des
pays où les Etats sont faibles ou en pleine déliquescence (Lybie, Egypte,
Pakistan, Bengladesh…). Là où les Etats sont forts ou à tout le moins organisés
et stables, les choses se sont passées relativement calmement – voire rien ne
s’est passé.
2.
Les
manifestations de contestations suivent aussi étrangement les lignes de
classes : pauvres et peu éduqués contre éduqués et bourgeois.
3.
Ces
débordements ont surpris tout pareillement les dirigeants arabes – y compris
islamistes conservateurs – qui n’avaient pas vu le coup venir, comme le
rapporte John Esposito, grand analyste du monde musulman.
4.
Les
débordements s’inscrivent dans des contextes politiques locaux et nationaux
particuliers qui voient l’affrontement (Egypte, Tunisie et Libye) entre les
Frères Musulmans au pouvoir ou presque et les salafistes politisés qui
cherchent également à pousser les FM, maintenant au pouvoir, à la
radicalisation ou à prouver leur incapacité à défendre le « vrai
islam » et à prendre les mesures politiques nécessaires. Il est très
intéressant de rappeler que pendant le dernier quart de siècle de dictature en
Egypte, Libye ou Tunisie, ces salafistes se sont montrés d’une discrétion à
toute épreuve et ont été les derniers à sauter sur le train de la contestation.
Maintenant que l’espace de la contestation politique et de l’expression
publique est assez libre, et que la crainte des matraques et de la tôle est
enfin éloignée, ces révolutionnaires de la vingt-cinquième heure tentent
d’imposer leur agenda. (Certains semblent d'ailleurs suggérer que l'attaque contre l'ambassadeur US en Libye était planifiée de longue date et l'on se réjouit que le peuple de Bengazi ait pris les armes pour bouter les salafistes probablement responsables des violences de ces dernières semaines [24/09/2012]).
5.
Pourquoi
s’en prendre aux intérêts des USA alors que le film est une initiative
privée ? Rappelons que les manifestants ont rarement des BAC+5 en
politique internationale d’une part, mais que d’autre part beaucoup de
musulmans ressentent avec émotions les frappes de drones faisant de nombreuses
victimes civiles ordonnées par le Pentagone (et Obama), la partialité totale
des Administrations US en faveur d’Israël ainsi que la présence « d’armées
d’occupation US », il y a peu en Iraq, mais toujours en Afghanistan. Cela
ne fait quasiment jamais les titres des médias européens ou américains, mais
cela buzze considérablement dans les pays à majorité musulmane plus directement
concernés (et parfois dont le paysage médiatique est plus ouvert qu’en Europe
et aux Etats-Unis, à savoir moins aligné sur la pensée unique) et dont les
populations se demandent si elles ne sont pas les prochaines victimes sur la
liste.
6.
A
cela on ajoutera (ou on commencera par) la situation économique catastrophique
que doivent affronter les Libyens, les Tunisiens, les Egyptiens et bien
d’autres. Près de 50% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté dans
certains cas, générant des frustrations qu’un pouvoir islamiste, Frère musulman
ou autre, ne peut guère gérer à coup de slogan identitariste.
Dans de telles conditions, il suffit de peu de chose pour enflammer les
esprits et exprimer sa frustration de la manière parfois la plus abjecte qui
soit. Remettons les pendules à l’heure encore une fois : on parle de
quelques dizaines de milliers d’excités – qui se sont fait entendre à grand
bruit – contre plus de 1,2 milliards de musulmans qui ont simplement soulevé
les épaules et sont passés à autre chose.
Reste une question intéressante : pourquoi certains prêcheurs de haine
à l’agenda politique évident choisissent de lâcher leur meute contre ce genre
de brûlot plutôt que de manifester contre la vie chère, l’injustice de la
répartition des richesses dans leur pays, les frappes de drones ou que sais-je
encore ? La réponse va de soi.
Des pistes de solutions ? Il serait très présomptueux de ma part de
prétendre apporter quelque pierre à l’édifice, mais je souhaiterais poser
encore une fois la question du deux poids, deux mesures en matière de liberté
d’expression. Comme je l’ai déjà rappelé à diverses reprises :
« La société majoritaire utilise
l'argument de la liberté d'expression pour soi-disant critiquer l'islam, en
mobilisant abusivement l'histoire de la bataille des laïques en Europe contre
la mainmise de l'Eglise catholique sur les libertés de pensée, de conscience et
d'expression. La liberté d'expression fut un droit puissant qui a permis aux
libres-penseurs, mais aussi à d'autres minorités religieuses en Europe,
d'exister dans une société majoritairement catholique. Aujourd'hui, c'est la
société majoritaire qui revendique le droit à la liberté d'expression pour dire
tout et n'importe quoi à propos d'un groupe, d'une conviction minoritaire qui
ne détient aucun des éléments du pouvoir politique, économique, judiciaire et
médiatique. »
Certes, la limite ultime de la liberté d’expression est l’incitation à la
haine (raciale ou autre) envers un individu ou un groupe particulier. En
l’occurrence, l’« innocence des musulmans » est à mon sens
borderline : la bande annonce ne montre pas de propos directement haineux
(encore que les musulmans sont présentés systématiquement comme des brutes obscènes
assoiffées de sang – ça ne vous rappelle rien ?), mais construit en
« bas-relief » un justificatif à la haine du musulman et vise à renforcer
le climat islamophobe. Le tout sous le parapluie de la liberté d’expression
qui, à nouveau, ne protège plus une minorité contre l’arbitraire d’une majorité
(nationale et globale en l’espèce), mais permet à des membres d’organisations
faisant partie de communautés majoritaires d’insulter en toute sérénité une foi
et des communautés minoritaires (je parle ici en matière de rapport de force/de
pouvoir).
Je ne pense pas qu’il faille interdire le film d’une quelconque manière,
mais je crois qu’il faudrait responsabiliser ses auteurs devant la justice,
histoire de rappeler que la liberté d’expression s’incarne dans un temps, un
lieu et un espace et n’est pas un droit en apesanteur. Je n’envisage pas ici
une quelconque loi contre le blasphème (dont je réprouve l’idée
même !), mais on pourrait imaginer le gouvernement US poursuivre en
justice les auteurs du film pour les pertes subies par leurs actions réfléchies
et programmées. Un tel procès n’aboutirait probablement pas, mais aurait le
mérite de calmer quelque peu les ardeurs des boutes feu irresponsables, sans
impacter la véritable critique intellectuelle et scientifique, le débat
argumenté, tous parfaitement légitimes, tout blasphémateurs qu’ils pourraient
paraître à certains.
Et je ne suis pas sûr du tout que cela soit une solution très praticable.
Les démocraties libérales peuvent être singulièrement encombrées par leurs
principes quand il s’agit de traiter avec des industriels de la haine,
déterminés à ne respecter aucune des règles de la bienséance démocratique et à
tordre les droits fondamentaux à leur avantage. A moins de donner sa faveur à
une démocratie « interventionniste » visant à protéger les intérêts
supérieurs de la collectivité en prenant les mesures coercitives éventuellement
nécessaires et équilibrant les droits fondamentaux à une telle aune – mais cela
suppose de partager un projet sociétal commun auquel serait soumises les
institutions démocratiques comme outils d’émancipation.
Une option démocratique très différente des démocraties libérales actuelles
dont le seul horizon est l’équilibre relatif ou formel des intérêts en
présence, sans véritable vision directrice comme corollaire.
Bref, un problème toujours plus complexe qu’il n’y paraît de premier abord…
Réflexion à suivre.