De temps en temps, l’actualité a le don de mettre
à nu les présupposés implicites du discours majoritaire sur la diversité et de
révéler l’ampleur de ses contradictions, trop souvent assumées avec un aplomb
et une assurance de soi qui laissent sans voix les partisans d’un monde libre,
pluriel et égalitaire.
Il y a quelques
jours, le Bourgmestre d’Anvers Bart De Wever (NVA) a défrayé la chronique en annonçant qu’il veillerait
scrupuleusement à la neutralité des services communaux. Désormais, les
fonctionnaires communaux ne pourront afficher une quelconque appartenance à une
religion, un parti politique ni encore au militantisme gay.
Tempête
politico-méditatique de bon ton : Bart De Wever serait-il homophobe ?
Comment ose-t-il mettre sur le même pied religion (choisie), convictions politiques
(choisies) et orientation sexuelle (innée) ?
Le cadrage du
débat selon ces termes révèle l’emprise des quadras (et plus âgés) hétéros
blancs sur l’ensemble des questions de diversité. Je dis quadras, car les
trentenaires pensent déjà le monde selon un paradigme différent, pour ne pas
parler des générations suivantes auxquelles les quadras et autres quinquas au
pouvoir essayent d’imposer leurs catégories mentales issues d’une autre époque !
En effet,
l’identité d’un individu est un tout, composé de différentes facettes ou
couches, qui interagissent en permanence entre elles mais aussi avec
l’environnement extérieur, institutionnel, personnel, organisationnel,
culturel…
Pour le dire
autrement, nous mobilisons, composons ou recomposons constamment différentes
facettes de notre identité dans nos interactions quotidiennes avec notre
environnement. En famille, au travail, dans notre congrégation religieuse ou
notre club de whist, nous ne mobilisons pas le même ensemble d’éléments de
notre identité car nous devons nous faire connaître, être reconnus et appréciés
de manières différentes par des publics différents. De même au sein de chacun
de ces contextes, nous ne mobiliserons pas constamment le même ensemble de
facettes, en fonction des personnes très concrètes avec lesquelles nous
interagissons, en fonction du lieu, du moment de la journée…
Chacune de ces
facettes nous constitue et ne peut être dissociée des autres, ni véritablement hiérarchisée.
Toutes sont NOUS, toutes nous définissent.
En ce sens, des critères
tels que l’inné (la couleur, l’orientation sexuelle) ou l’acquis (religion,
conviction politique) pour hiérarchiser des constituants essentiels de
l’identité sont purement factices et arbitraires et relèvent d’une profonde
méconnaissance des dynamiques propres à l’identité et à la construction
identitaire.
Pour ne rien dire
non plus du fait que l’on peut aujourd’hui changer de sexe, de genre,
d’orientation sexuelle, passer du statut de valide à celui d’handicapé (et
vice-versa), de jeune à plus âgé, de couleur de peau, de morphologie, de poids…
chaque élément constitutif de notre identité pouvant devenir autant
« acquis » que la religion ou les convictions politiques.
Ignorer cela,
c’est typique du quadra+ hétéro blanc en fonction duquel notre monde à été
historiquement normé et qui n’a jamais eu à se demander quelle facette de son
identité il allait devoir compromettre ou négocier pour avancer dans sa vie,
avoir un job, un appartement ou des bonnes notes à l’école !
De là, ces débats
ad nauseam sur le foulard et la visibilité de l’islam et autres convictions
religieuses.
Nous avons ainsi
assisté ces derniers jours à l’étalement au grand jour des contradictions
ahurissantes dans le chef de celles et ceux qui s’étranglent à la proposition
de Bart De Wever, mais soutiennent sans sourcilier, dans le même temps,
l’interdiction faite à tout fonctionnaire de montrer le moindre signe
d’affiliation religieuse ou politique.
En ce sens, même
si je récuse tout à fait son approche, Bart De Wever a au moins le mérite de la
cohérence. Un fonctionnaire neutre, véritablement neutre, ne doit pas montrer
le moindre signe d’affiliation ou de différence par rapport à l’usager idéal,
tel qu’il est représenté « en creux » dans le débat public –
transparent (blanc), sans sexe, sans religion, sans âge, sans orientation
sexuelle ni convictions politiques. Tout le contraire du vrai monde.
La position de De
Wever et le débat qu’il a suscité montrent crument toute l’inanité du débat sur
la neutralité de l’apparence des agents des services publics : poussé à
l’extrême, cela requerrait que les fonctionnaires portent des masques, des
vêtements amples et que leurs voix soient brouillées de telles sortes que l’on
ne puisse distinguer leur genre, leur âge ou encore la couleur de leur peau. En vérité,
le fonctionnaire idéal, pour ceux qui soutiennent le principe de la neutralité
de son apparence, c’est une machine.
Car si on les
prend au mot : le sexe, l’âge, le handicap, la validité, le phénotype… du
fonctionnaire peuvent tous introduire des biais dans leur relation avec
l’usager. Il conviendrait donc de les neutraliser également.
On se rend compte
tout de suite de l’impasse de cette proposition – pourtant conséquence logique
du principe de neutralité.
L’autre option
serait de reconnaître – enfin – que tant les fonctionnaires que les usagers
sont des êtres humains dans leur infinie diversité et que celle-ci doit pouvoir
s’exprimer tant qu’elle ne viole pas pas les Droits de l’homme, tels que
codifiés dans les différents instruments ratifiés par la Belgique.
Bien sûr, cela va
à l’encontre de la conception fordiste dominante des services publics pour
introduire le « sur mesure », l’humanisme et le respect de l’identité
de chacun(e). Or c’est absolument faisable et il y a moyen de réduire les
biais : il suffirait d’appliquer véritablement l’arsenal législatif dont
nous disposons en matière d’anti-discrimination et d’égalité des chances et
mettre en place des recours effectifs contre l’arbitraire mesquin de certains
fonctionnaires. Tout usager qui se
sentirait discriminé ou mal traité par ces fonctionnaires aurait alors à sa
disposition des moyens de recours rapides et efficaces.
Depuis des
siècles, on répète que l’habit ne fait pas le moine. En dépit d’une
sécularisation intense, ce proverbe n’a pas encore percé la morgue des services
publics. Ce que veulent les citoyens, ce ne sont pas des fonctionnaires normés,
transparents, prétendument neutres et interchangeables. Ils veulent des vrais
gens qui répondent avec compétence, sympathie, bienveillance et amabilité à
leurs besoins.
Il est
politiquement plus facile, malheureusement, d’interdire un turban sikh, une
cravate rouge ou T-shirt arc-en-ciel plutôt que de changer en profondeur la
façon dont sont organisés les « services » publics. La neutralité
n’est qu’un des cache-sexes de la résistance au changement et du maintien des
privilèges de certain(e)s.
Michael Privot