Article publié sur Saphirnews le 7 octobre 2005
Le contexte: en ce jour anniversaire du 11 septembre 2001 qui a marqué - c'est devenu un poncif - un tournant radical dans les relations internationales, mais aussi dans la façon dont les communautés musulmanes sont devenues majoritairement perçues comme une menace pour la sécurité nationale de nombreux Etats, il m'a semblé intéressant de republier un article que j'avais écrit à la suite des attentats de Londres de juillet 2005. Frappé par la grande confusion et l'indécision qui règnaient au sein du leadership communautaire musulman européen à la suite de ces attentats, j'ai essayé d'attirer l'attention sur la nécessité d'un positionnement clair et sans équivoque à l'heure où certains terroristes se revendiquant de l'islam tentent d'instrumentaliser le développement d'un rejet massif des communautés musulmanes européennes pour pousser ces dernières dans les bras d'un radicalisme politique anti-occidental et potentiellement violent. Je crois que l'essentiel est toujours d'actualité aujourd'hui: un leadership musulman qui ne sait comment gérer la radicalisation rampante d'une partie de sa base ni la dérive de celle-ci vers des logiques d'enfermement sur soi, d'exclusion, voire de réification de l'autre (le kâfir en l'occurrence). Certes, aucun attentat à l'horizon, mais je ne suis pas convaincu que des mesures efficaces, au niveau communautaire, aient été adoptées.
Les terribles attentats de Londres ont soulevé une vague de répulsion unanime, comme il en alla, à juste titre, pour les attentats de Madrid, d'Istanbul, de Bali et de New York. Les communautés musulmanes, particulièrement en Occident, mais également dans le reste du monde, se sont jointes, de façon massive et sans équivoque, aux condamnations indispensables de ces actes odieux.
Dont acte. Ceci étant, dans une perspective musulmane, il n’en reste pas moins que cet élan – attendu et nécessaire – de condamnations ne va pas sans laisser en son sillage quelques points d’interrogation dérangeants.
1. Cet empressement des Etats, des organisations, des associations, des groupes, voire d’individualités musulmans à clamer leur sincère condamnation de toute violence à l’égard de civils, musulmans ou non, ainsi que de toutes les lectures rétrogrades et les manipulations de l’Islam menant à de tels actes de violence, jette une lumière crue sur la véritable incertitude et la crainte profonde dans lesquelles vivent nombre de musulmans de se voir assimilés de près ou de loin à ces dérives sanglantes.
S’il est non seulement éthiquement recommandable mais indispensable de condamner ces comportements extrêmes, on peut regretter que cela se fasse en partie sous la contrainte en ce qui concerne les musulmans. Quel être humain équilibré pourrait pourtant rester insensible à la souffrance et à la désolation causées par ces carnages gratuits ? Mais la coercition morale poussant à l’obligation de la condamnation sous peine de se voir soi-même accusé de collusion avec le terrorisme rend la déclaration de soutien parfois particulièrement amère. Le calcul en vient parfois à s’y disputer avec la compassion, alors que l’on souhaiterait légitimement ne se contenter que de cette dernière. Mais qui pourrait en vouloir à ces musulmans et musulmanes qui voient trembler, lors de chaque attentat, les fragiles relations de confiance qu’ils parviennent à établir avec leur entourage institutionnel, associatif ou banalement relationnel ?
On peut le comprendre : ceux qui ont le plus à perdre sont souvent les musulmans réputés plus conservateurs, l’amalgame étant vite fait, de part et d’autre, entre conservatisme et jihadisme terroriste. S’il est vrai que l’on peut constater que les auteurs d’attentats font rarement – pour ne pas dire jamais – partie de groupes de musulmans libertins, cela n’en signifie pas pour autant que tout individu plus ou moins conservateur serait un terroriste en puissance.
2. D’autre part, cette pression diffuse amenant les musulmans à se justifier ne fait que révéler la lourde méfiance que nourrit, en Europe et aux Etats-Unis, la société dite majoritaire envers ses minorités musulmanes, en dépit des démentis publics et des déclarations de bonnes intentions. Et qui pourrait également la blâmer pour cela : les terroristes provenaient de nos communautés. Et ils appartenaient à des groupuscules particulièrement conservateurs. Certes, la société dite majoritaire doit apprendre à faire la différence, mais il faut avouer que les musulmans eux-mêmes ne lui rendent pas toujours la tâche facile et ne lui fournissent pas toujours les clés de compréhension nécessaires. La question qui se pose dès lors est la suivante : n’est-il pas plus que temps de commencer à faire le ménage au sein de nos communautés ainsi que parmi les discours qu’elles véhiculent ?
En effet, point positif tout d’abord, depuis quelques années, le discours médiatique des musulmans en général s’est fortement clarifié en ce qui concerne ces problématiques d’action politique violente. Pour autant, cela ne doit pas nous aveugler quant à la permanence de certains discours rampants qui justifient, voire légitiment, ou tout simplement banalisent et rendent acceptables ces formes abjectes de violence, au nom d’autres formes de violence commises par des forces armées étrangères sur des populations hétéroclites dont le trait commun serait leur seule islamité.
S’il est vrai que les responsables communautaires développent à ce sujet, et à destination interne des communautés musulmanes cette fois, un discours de plus en plus ferme, parallèle au discours médiatique, l’accent reste mis sur la condamnation a posteriori et le rappel ponctuel de versets ou hâdîth excluant toute forme de violence à l’égard de civils et d’innocents, musulmans comme non musulmans, ainsi que du fait que « cela ne fait pas partie de l’Islam ! ». Cependant, ces attentats ne sont que l’expression paroxystique de processus de maturation se déroulant dans des groupuscules évoluant au sein même de nos communautés et qui se nourrissent des ressentiments, des sentiments d’échec, d’exclusion, de faillite, d’humiliation,… en suspens dans notre psyché communautaire. Et l’on ne sait que trop bien aujourd’hui où peut mener, chez nos jeunes, particulièrement réceptifs à ce mal-être, une inopportune fragilité morale, sociale, familiale, individuelle, identitaire, que d’aucuns n’hésitent pas à exploiter au profit de leur cause. La responsabilité des leaders communautaires n’est-elle dès lors pas d’agir en amont ?
3. Car, effectivement, ceux qui en viennent à commettre ces atrocités ne vivent pas sur une autre planète. Ils sont en plein centre de notre monde, de notre vie, parfaitement au courant de ce qui se passe et de ce qui fait battre le cœur de nos communautés. Que ce soient les ressources technologiques utilisées, les modes de financements, bien souvent illégaux (trafic de drogue, voitures, cartes bancaires volées,…), ou encore les justifications avancées pour leurs actes[1], tout cela démontre l’acuité de leur présence dans le monde, même si la vision théologico-juridique qui les anime est le fruit d’une raison délirante abandonnée à elle-même, cultivant la haine, et le mépris de l’Autre. Or, si de nombreuses personnalités musulmanes et non musulmanes ont souligné que l’Islam n’a cessé d’être pris en otage de New York à Londres, il semble de plus en plus évident que les musulmans également, et pas seulement l’Islam, soient les otages de calculs sordides.
Les membres des groupuscules jihadistes vivent en Occident.
Ces groupuscules ne peuvent pas ignorer que chaque attentat produit automatiquement un choc en retour contre les communautés musulmanes : augmentation du niveau de l’islamophobie (au sens étymologique du terme), agressions verbales, physiques, déprédations de mosquées, de centres communautaires, voire de commerces appartenant à des musulmans… Certains justifient cela comme des dégâts collatéraux autorisés par le triomphe de la bonne cause et produisent à leur appui certaines arguties jurisprudentielles qu’ils voudraient voir considérées comme « halalisant » leur débauche de violence.
Mais, plus subtilement, il est temps que les communautés musulmanes réalisent qu’elles font partie également de ce calcul de la terreur : oui, bien sûr, en tuant un maximum d’Occidentaux « impies » au cœur même de leur quotidien, ces individus espèrent faire plier les Etats dont ils visent les populations. C’est la partie la plus évidente du calcul, la seule qui soit médiatisée. Mais, ces prétendus barbares – et quand on les qualifie de « barbares », on s’interdit toute analyse plus fine de leurs motivations, car hors de portée de la raison –, ne s’arrêteront certainement pas là. N’est-il pas vrai que plus on oppresse un peuple, plus il se durcit, et plus il se mobilise contre l’oppresseur ? De là, le pas peut être franchi : plus les musulmans d’Occident (les traîtres qui ne participent pas à la guerre contre l’oppresseur croisé et laissent leurs frères se faire tailler en pièces !) seront humiliés, violentés, discriminés, ostracisés, plus ils envisageront sérieusement la révolte contre les sociétés dans lesquelles ils vivent. Une stratégie d’exaspération et d’usure est payante, en terme de recrutement de main d’œuvre, à moyenne échéance. Les derniers éléments d’une enquête menée récemment en Angleterre montrent tristement que les nouveaux candidats terroristes sont des jeunes, nés dans ce pays, sans passé judiciaire, radicalisés à force d’exclusion et prêts à se mobiliser pour ce qui leur sera présenté comme une juste cause pouvant donner sens à une vie sans autre horizon que l’exclusion « à perpète ».
Dès lors, pour les responsables communautaires musulmans, il ne s’agit plus seulement de condamner tout en se disant que les communautés musulmanes ne sont en soi qu’un élément périphérique du problème. Au contraire, elles en sont l’épicentre à plus d’un titre : elles sont une variable du calcul d’action violente de ces groupuscules, elles en sont les victimes directes (dans les attentats) et indirectes (dans le choc en retour), elles servent de matrice à ces groupuscules jusqu’à un certain point (dans le bric-à-brac idéologique et dogmatique qu’elles véhiculent et dans lequel elle s’abstiennent de mettre de l’ordre) et, enfin, elles évitent d’affronter directement ces problématiques.
Bien sûr, les moyens et les ressources humaines manquent cruellement pour envisager des actions à grande échelle. Bien sûr, les prêches du vendredi ne suffisent pas à faire évoluer la communauté, sinon cela ferait longtemps que tout aurait été dit et mis en acte. Bien sûr, le dit des mosquées est déjà amplement contrôlé, et à juste titre en l’état actuel des choses, par les services nationaux de sécurité, voire par les services consulaires, et l’on sait que nos responsables font particulièrement attention, avec raison, aux messages ainsi délivrés de façon hebdomadaire. Reste qu’il faut faire avec les moyens du bord, et les prêches, les leçons, les assises, les familles (usra) sont des vecteurs essentiels de tout discours, positif comme négatif. Les groupuscules jihadistes l’ont bien compris, avec les résultats que l’on connaît.
Il est impératif aujourd’hui que les leaders communautaires prennent le risque de bousculer un peu plus leurs ouailles dans leurs convictions, leurs certitudes, leurs préjugés, leurs lectures du monde. Si on ne peut pas faire grand’chose face à des mastodontes comme al-Jazeera, un véritable travail communautaire d’information et de désamorçage des tensions au travers de discours et d’actions coordonnés, matures et responsables peut sans aucun doute avoir un impact durable sur la construction de communautés équilibrées et bien insérées. Pour autant qu’on lui en donne la chance. Trop souvent, on assiste, au sein de nos communautés, à des silences complices. On ne relève pas certains éléments du discours de nos interlocuteurs par lassitude, par manque de temps, pour éviter les ennuis ou les conflits ou encore parce que l’on se dit que ce n’est pas grave de la part de cet interlocuteur précis, qui serait loin d’être un jihadiste. Impossible, en effet, de relever chaque dérapage ! Mais sait-on seulement après combien de dérapages de la sorte, la vie d’un individu peut basculer vers la haine et la volonté de détruire ?
Aujourd’hui, leaders communautaires, détenteurs du discours officiels, mais aussi chacun d’entre nous, nous sommes face à cette responsabilité : être proactifs, et tenter de ne rien laisser passer, mais surtout être cohérents, du minbar à la usra. Et combattre sans répit la haine, le racisme, les préjugés et les délires paranoïaques ou « victimisants » qui minent nos communautés.
On ne peut plus laisser nos coreligionnaires dans l’incertitude, dans l’absence totale de repères clairs, dans le désarroi moral, face à ces situations de crise complexes mettant en cause leur vision du monde, leur sentiment d’allégeance, voire même la fragile architecture de sens qu’ils essayent de bricoler au quotidien. A l’heure où les certitudes identitaires de beaucoup se fissurent ou s’effondrent, les responsables communautaires n’ont plus droit à l’indécision, au manque de courage ou au silence. Les communautés ont cruellement besoin de sens et de guidance, et elles se tourneront vers ceux qui leur fourniront un prêt-à-penser un tant soit peu structuré. Au risque qu’il soit en complet décalage avec leur réalité quotidienne de communautés en processus d’insertion et de négociation avec des sociétés majoritairement non musulmanes. Avec les conséquences funestes que l’on ne connaît aujourd’hui que trop bien.
Or, nous possédons un ensemble de valeurs et un message qui nous fournissent des moyens très efficaces pour répondre à cette situation, même si certains aspects devraient encore être développés en fonction de nos contextes locaux respectifs. Mais, ça, c’est au niveau du discours. Maintenant, au niveau des actes, il faudra se confronter à la question de la loyauté sincère développée dans les discours médiatiques. A titre d’exemple, jusqu’où irons-nous si il était porté à notre connaissance que de tels actes sont en préparation ? Attendrons-nous que soit commis l’irréparable pour pleurer sur les victimes ? En espérant que nous ou nos proches n’en faisions pas partie…
[1] A ce propos, remarquons également en passant que, bien que ces massacres soient commis au nom des souffrances des musulmans en Palestine, en Irak, en Tchétchénie ou en Afghanistan, aucun ressortissant de ces pays ne faisait partie des commandos meurtriers. Pourtant, chacun de ces pays bénéficie d’une large diaspora, en Europe ou aux Etats-Unis, particulièrement mobilisée pour leur propre cause. Cela pose de manière définitive la question de la légitimité de la cause revendiquée par ces groupuscules violents. Au nom de qui, de quoi, agissent-ils quand les premiers concernés n’ont pas recours à de telles méthodes qui ne font que desservir leurs objectifs ? N’y a-t-il pas là détournement frauduleux de luttes nationales au profit de tentatives de mobilisation de communautés diverses dont, à nouveau, le seul dénominateur commun serait l’Islam ? Et dans quel but ?
Vendredi 07 Octobre 2005
Privot Michaël
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
#2 : Claquer la bise, serrer la main - quand mon paradis dépend de la façon dont je te dis bonjour
Cette pratique, peu connue il y a encore une trentaine d’années au sein des communautés musulmanes, s’est répandue dans les milieux conserva...
-
Le contexte: j'avais écrit cette carte blanche en réaction à un discours de plus en plus prégnant visant à décrédibiliser systématiqueme...
-
Zuhal Demir , désormais "ministre-éducatrice de rue" de la conscientisation et de la pédagogie contre le racisme, qui préfère rece...
-
"...Elle tremblait de montrer quoiiii? Son petit hitsi bitsi tiny winy tout petit petit burqini qu'elle mettait pour la première f...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire