Une fois n’est pas coutume, le foulard est revenu à l’avant de la scène, non pas dans l’enseignement mais dans l’entreprise, avec la décision d’un magasin de la chaîne HEMA de rompre le contrat d’une employée portant le foulard, suite aux plaintes de quelques clients.
Par Michael Privot, Irène Kaufer, Farida Tahar et Stéphane Jonlet
pour Tayush*, groupe de réflexion pour un pluralisme actif
L’événement paraît anodin : une femme portant le foulard est priée de l’abandonner aux portes de son lieu de travail au risque de perdre son emploi. Elle refuse au nom du droit constitutionnel fondamental de tout individu de manifester ses convictions en privé comme en public, puis est licenciée au nom du « droit coutumier » du client-roi. Que faire ? De toute évidence, il faudrait appliquer le principe juridique le plus élevé en pareilles circonstances. Mais, vu que l’objet du litige est un foulard, le bon sens s’évanouit et l’employeur – un magasin de la chaîne HEMA – enfreint la loi en cédant devant les souhaits discriminatoires de ses clients.
Plus interpellante, l’attitude de Randstad, son employeur direct, qui n’infirme pas la décision alors que, par ailleurs, il s'enorgueillit d’appliquer un code sectoriel volontaire de bonne conduite en matière de lutte contre les discriminations. En clair, si un client demande à une agence Randstad de « filtrer » la main d’œuvre qu’elle lui envoie selon des critères non pertinents (genre, ethnicité…), celle-ci est tenue d’informer son client que cela est illégal et de tenter de le faire changer d’avis. Si le client s’obstine, l’agence se doit de refuser de traiter avec lui.
Cependant, ce code ne sert la plupart du temps qu’à décorer les murs des agences, comme Randstad nous le démontre brillamment. Bien que la discrimination sur base des convictions religieuses soit rigoureusement interdite par la loi depuis plus d’une décennie, un grand nombre d'entreprises font systématiquement primer leur intérêt économique sur l’éthique. Cela démontre une fois de plus que, pour progresser vers une réelle égalité des chances, on ne peut compter sur une hypothétique autorégulation des entreprises ; les autorités publiques doivent leur imposer des limites claires.
Plus alarmant encore, cette affaire ouvre une double brèche dans les fondations mêmes du droit à l’égalité de toutes et tous. La première, c’est que le débat sur le foulard envahit maintenant la sphère privée avec des conséquences potentiellement incalculables pour l'accès au marché du travail des personnes issues de minorités ethniques, culturelles ou religieuses. Au-delà de la légitimité ou non de la prise en compte de l’apparence d’un fonctionnaire dans l’exercice d’une fonction d’autorité, la fermeture de l’emploi privé que laisse augurer la récente décision d’HEMA et de Randstad s’annonce catastrophique. En effet, nombre d’individus compétents et motivés, de toutes convictions ou horizons culturels confondus, vont se retrouver marginalisés car ne rentrant pas dans les standards étriqués d’un marché de l’emploi essentiellement blanc-bleu-belge.
Ce n’est pas en écartant du marché de l’emploi, pour des raisons non liées à leurs compétences, des segments importants de la population active que la Belgique parviendra à réaliser l’objectif européen pour 2020 de faire bénéficier d’un travail 75% de sa population active. Pire, l'exclusion de nombreux travailleurs qualifiés issus de minorités ethno-culturelles risque de gâcher pour longtemps leurs aspirations à contribuer au bien-être global de la société.
La seconde, c’est que si l’interdiction préventive du port du foulard par peur de remarques négatives de la part de clients ne date pas d’hier, elle ne fut jamais officialisée comme motif de rupture d’un contrat. Cet aplatissement sans précédent devant les désirs du client-roi est particulièrement interpellant ! Où va-t-on placer la limite ? Si, en suivant cette logique, un client fait des remarques sur un employé noir ou arabe, ou encore gay, de sexe féminin ou ayant un handicap visible… Absurde ! Vraiment ? Ayons conscience de ce qu’implique dans l’organisation sociale le regard intolérant des autres. Comment oser aujourd’hui renvoyer à la face des minorités leur manque d’intégration quand on leur ferme les portes de l’émancipation par le travail les unes après les autres ? C’est d’autant plus absurde que cette nouvelle offensive contre le foulard ne touche évidemment que les femmes, au nom d’une « émancipation » qu’on bloque en les privant de l’accès à l’emploi, donc à l’indépendance économique et la possibilité de faire librement leurs choix de vie !
La question est grave, car elle interroge en profondeur le modèle de société que nous essayons de bâtir ensemble. Et nous ne voulons pas d’une société qui manque de souffle, de vision, de courage et se racrapote sur elle-même. Se priver des ressources de la diversité, c’est se condamner au délitement à plus ou moins brève échéance. Les sociétés les plus dynamiques ont toujours été celles qui ont réuni leur diversité autour d’un projet commun et non celles qui ont extirpé de leur sein la différence.
*Tayush est un groupe de réflexion qui réunit des femmes et des hommes provenant ou non de l’immigration et relevant de traditions et de convictions philosophiques diverses, qui partagent le même projet d’une démocratie inclusive, ouverte à la diversité culturelle et religieuse. (Adresse de contact : groupe.tayush@gmail.com)