Il est de ces événements matriciels qui concentrent en eux une époque, son passé et son avenir. Ils sont à la fois l’aboutissement, le climax, d’une suite logique de conséquences, d’enchaînements d’événements parfois anodins mais profondément cohérents ainsi que le creuset au sein duquel peut se forger une bifurcation civilisationnelle, voire un nouveau départ. Le massacre d’Utøya, en Norvège, qui a ensanglanté ce mois de juillet maussade comptera probablement parmi ceux-là. C’est donc autour de l’idée de multiplier les angles d’approche et d’analyse — sans pour autant prétendre épuiser ce sujet polymorphique — que Minorités et ENAR ont initié ce partenariat original entre nos outils de diffusion respectifs.
N
otre constat partagé est le suivant : quoique l’on découvre par la suite sur l’état de santé mentale du « terroriste blond » (remarquez au passage l’intérêt du qualificatif, chacun sachant qu’un terroriste a par définition les cheveux noirs), il n’en reste pas moins qu’il était imbibé de discours développés depuis plusieurs décennies par les partis d’extrême droite en Europe, voire de plus en plus par les droites de gouvernement. La violence orchestrée par Breivik ne sort pas de nulle part : elle a été patiemment nourrie de récits politiques de plus en plus légitimés, banalisés dans l’espace public et relayés aux plus hauts niveaux de l’Etat, discours qui déshumanisent l’Autre (musulman en particulier, mais pas seulement comme Breivik l’a si justement démontré), facilitant par là-même la possibilité d’une violence totale à son encontre.
Nous n’avons cessé de le prédire depuis des années : à force de banaliser les propos encourageant la haine, le différentialisme culturel, la hiérarchisation des groupes, des cultures, des communautés et des individus, cela ne peut que déboucher sur la violence. Tout le spectre des options étant possible en la matière : de l’évitement social au génocide en passant par les discriminations systémiques, l’exclusion, les insultes, les atteintes aux biens et aux propriétés, le meurtre… La démonstration est faite, une fois de plus, que les discours ne sont pas de purs objets idéels et désincarnés que l’on pourrait manier en dehors de tout contexte historique, social, culturel et économique, mais que leur pouvoir performatif sur le réel peut déboucher sur de véritables boucheries.
Ce qui constitue l’exceptionnalité de Breivik, annonçant une ère plus grave encore, c’est que sa violence n’a pas été essentiellement dirigée contre des individus ou des communautés d’habitude stigmatisés par ce type de discours (Roms, musulmans, juifs, gays…), mais contre celles et ceux d’entre la communauté majoritaire qui participeraient activement à la transformation des sociétés occidentales vers plus de diversité, d’égalité, de multi-culti.
Personne n'est à l'abri
Deux conséquences dès lors : plus personne n’est à l’abri de cette violence d’extrême droite qui révèle dans toute son ampleur la profonde abjection de sa matrice idéologique et le fait qu’elle vise, en réalité, tout qui s’oppose à sa vision de la société – peu importe que l’on soit d’une « minorité » ou non.
La deuxième, c’est que la société majoritaire — qui se sentait jusqu’à présent peu concernée par l’impact concret de ces discours de rejet et de préférence « nationale » car ils ne visaient « que » des minorités — commence à prendre conscience de l’effet délétère de ces rhétoriques sur l’ensemble de la société, majorité comprise ! On a même cru voir un instant poindre un semblant d’empathie pour les minorités victimes telles violences depuis belle lurette.
Ce qui nous préoccupe par contre plus profondément, c’est l’absence à peu près générale de métabolisation politique de ces événements tragiques : les partis d’extrême droite sont tous aux abois et redoutent de voir les propos de leurs leaders chéris cités dans le mémoire de Breivik. Chacun se précipitant le cas échéant pour décliner toute responsabilité personnelle et rejeter toute faute sur l’esprit dérangé de ce « loup solitaire ». Trop facile !
Si leur responsabilité pénale sera certainement impossible à établir, leur responsabilité éthique est, elle, écrasante. Voilà une occasion en or d’enfoncer notre clou et de mettre une bonne fois pour toute dans les cordes ces partis et leurs dirigeants — tous en quête éperdue de légitimation dans les champs politique et médiatique. Pourtant, tant les partis véritablement démocratiques (de l’extrême gauche à la droite) que les militants des Droits de l’Homme en général semblent ne pas trouver les moyens de transformer en essai gagnant cette opportunité.
Le contexte de la crise financière mobilise bien sûr les énergies, mais ce serait faire preuve d’aveuglement de croire que ces questions ne sont pas profondément liées. Un des rôles clés de l’extrême droite — dont les programmes économiques et sociaux prônent souvent un ultra-libéralisme mâtiné d’une préférence nationale pour élargir leur soutien populaire — est de défocaliser l’attention des électeurs de l’horreur économique qu’ils proposent en la reportant sur les problématiques « marginales » des migrants, des exclus, de la laïcité… à la périphérie des questions liées à la répartition des pouvoirs et des richesse. Donner des os à ronger à la meute pendant que le vrai « business » a lieu à l’abri des regards… Cette technique est vielle comme le monde, mais ô combien efficace.
Ultra-libéralisme et haine de l’Autre sont deux aspects d’une problématique bien plus large dont il faut pouvoir saisir les ressorts et les liens en vue de ne pas se tromper d’analyse.
C’est donc à partir de ce constat que nous avons voulu rassembler des analyses qui tâcheront, en multipliant les approches et les points de vue, de fournir à la société civile et aux forces progressistes des éléments d’analyse politique et de langage qui leur permettront de s’engager de manière plus constructive et structurée dans les débats suscités par l’affaire Breivik — et ouvrir les yeux de nos concitoyens aux conséquences concrètes des politiques prônées par une partie conséquente du spectre de la droite actuelle.
Cet article est disponible ici sur la Revue Minorités et là sur le Webzine ENARgy.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire