La pandémie du COVID-19 est un puissant révélateur, au sens photographique du terme, de nombreux dysfonctionnements et travers de nos sociétés, de la santé, à l’éducation, en passant par l’économie mais aussi les pratiques et discours religieux. C’est dans ce contexte très particulier que se déroule le jeûne du Ramadân 2020.
Si les autorités religieuses musulmanes ont globalement fait preuve de discernement et mis à profit l’arsenal jurisprudentiel et l’imaginaire islamiques classiques pour soutenir les mesures sanitaires visant à réduire la propagation du virus et sauver des vies (confinement, distanciation physique, solidarité) ainsi que pour encourager les musulman·e·s à renoncer à des pratiques qui leur sont chères (suppression des prières de tarâwîḥ), elles semblent pourtant n’avoir accordé que très peu d’attention à la question du bien-être mental durant le jeûne.
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En effet, l’allègement du jeûne (par exemple son report à une date ultérieure) n’est presqu’uniquement abordé que comme résultant de questions de santé physique : maladie physique, faiblesse chronique ou passagère, traitements médicaux spécifiques, situations physiques particulières telles que la grossesse ou l’exercice de métiers physiques très éprouvants… Seules celles-ci sont tolérées comme causes permettant de justifier un report de jeûne.
On se souvient cependant de l’extrême réticence des imâms et des oulémas, il y a 2-3 ans, à permettre aux étudiant·e·s de ne pas jeûne en période d’examens alors que les journées de jeûne étaient parmi les plus longues, avec des plages de jeûne de 17 à 19h par jour. C’était déjà une indication claire que l’activité intellectuelle et le bien-être mental qu’elle nécessite n’étaient pas pris en compte de la même façon que les difficultés physiques. En bref, si un ouléma peut comprendre qu’un terrassier ne puisse jeûner par une chaleur de 30° au mois de juin, le fait qu’il en aille de même pour une étudiante en médecine au même moment lui passait au-dessus de la tête alors que, d’expérience, n’importe quel jeûneur sait que cette pratique peut porter aussi à la dissipation des facultés intellectuelles.
Dans les nombreux conseils émis par les oulémas et les autorités de santé publique, au moment où débute ce mois d’efforts intenses, en plus en pleine crise du Covid-19, on constate que la question du bien-être mental et de son impact sur la pratique du jeûne est à nouveau la grande absente des considérations des autorités communautaires. Or, paradoxalement, avant d’être une question de résistance physique, la pratique du jeûne est une question de bien-être mental. Il est en effet possible de s’abstenir de nourriture du lever au coucher du soleil en passant la journée assoupi·e devant la télé, et de s’offrir ainsi à peu de frais la satisfaction d’avoir « respecté », du moins formellement, un pilier de l’islam.
Par contre, si une des conditions d’un jeûne de Ramadân « réussi » est d’être éveillé·e à sa pratique, en vue d’en faire un moment d’éducation spirituelle individuelle, un temps de dépassement de ses limites, ou de retour sur soi, de méditation sur le sens de la vie, ou quelque autre signification que l’on souhaitera lui conférer, cela présuppose un certain état de bien-être mental qui permette de transmuter une diminution forcée de la sustentation en expérience spirituelle.
Or, le discours islamique le plus courant est de n’aborder les difficultés psychologiques face au jeûne que sous l’angle dudéfaut de foi ou du manque de volonté face à l’effort, renvoyant les pratiquant·e·s qui se trouveraient dans une telle situation, à une condition défectueuse, à un état de manque dont il·elle·s seraient les seul·e·s responsables et auxquels il·elle·s pourraient remédier par un simple effort de volonté.
La question du bien-être mental est complexe et il convient d’éviter de la pathologiser d’entrée de jeu (p.18). L’équilibre et le bien-être mentaux de tout un chacun·e sont complexes et précaires, on pourrait presque dire plutôt un déséquilibre dynamique qui peut donner une impression de stabilité à qui le vit de l’intérieur, mais en réalité plus ou moins facilement « disruptible » en fonction de l’interaction de facteurs environnementaux, physiques, physiologiques, relationnels et sociétaux (pour ne citer) complexes et interconnectés qui nous permettent d’être ce que nous sommes. Pour le dire autrement, l’état « normal » en la matière est plus théorique qu’une réalité quand on le ramène au niveau individuel.
Or, nous sommes dans une situation, avec l’épidémie du Covid-19, qui conjugue, en un seul mouvement et dans une unité de temps globale inédite dans l’histoire :
- Un confinement plus ou moins sévère qui renferme chacun·e sur ses tensions et ses angoisses pour ne pas parler de situations familiales plus ou moins toxiques, de situations d’isolement, d’abandon, de déréliction, de situations de mal-logement, de manque d’espace, de privation économique, de pression sociale et sécuritaire renforcée, de contrôle social (y compris délation), d’absence d’accès à de nombreux soins jugés non-indispensables, mais qui peuvent avoir néanmoins un impact sur la douleur physique ou psychologique ressentie… Ajoutons encore à cela la pression encore plus intense du travail à domicile, la nécessité de prendre soin de ses enfants, de maintenir plus ou moins leur intérêt pour l’apprentissage, les douleurs physiques qui commencent à apparaître à force de travailler dans un environnement qui n’est pas prévu à cet effet et de s’user les yeux sur des écrans à aligner des réunions parfois d’une inutilité sans nom sur différentes plateformes de visio-conférence…
- Une période d’une durée inédite pour toutes les générations qui n’ont pas été confrontées à des situations de guerre, au cours de laquelle nous sommes exposé·e·s à dose intense au risque pour sa vie, à la présence de la mort – car on peut bien vouloir le prendre par-dessus la jambe et se rassurer à la lecture des statistiques de mortalité, mais on n’a aucun moyen de savoir, avant d’y être exposé·e, de quelle manière réagira notre organisme au Covid-19. Le spectre de cette menace qui plane au-dessus de nous d’une mort imminente sur un période de bientôt deux mois, au quotidien, est sans précédent pour plusieurs générations. Force est de constater que pour la plupart des humains, en temps de paix, toutes choses étant égales par ailleurs, la contemplation de notre mort imminente occupe très peu de « notre temps de cerveau disponible ».
- Chaque sortie de confinement, pour aller se dégourdir les jambes, ou surtout pour aller faire les courses, devient une sorte de « roulette russe », avec une remise à zéro systématique du compteur de jours « sans symptômes », générant, elle aussi son lots d’angoisses puisque l’on peut être contaminé·e à tout moment.
- Au fur et à mesure que l’épidémie se répand, nous comptons nos morts. Bien sûr, en chiffres absolus, ce n’est encore qu’un petit pourcentage de la population, et l’on peut s’en féliciter. Mais vu le nombre des décès, nous connaissons tou·te·s, désormais, au moins une personne proche de nous au premier ou deuxième degré qui a été emportée par la maladie, la rendant terriblement concrète. Ce sont des souvenirs, des histoires, des émotions, des tranches de vie qui nous sont brutalement arrachées – qui plus est dans des conditions inhumaines qui rendent les deuils particulièrement difficiles à traverser. Le confinement permet à ce virus de nous priver d’un des éléments essentiels de notre humanité, à savoir l’accompagnement de nos proches lors du franchissement de l’ultime étape de leur vie, de leur dernier souffle ainsi que leurs obsèques, comme dernier adieu pour celles et ceux qui leur survivent.
- La dispersion des familles dans un monde globalisé, des proches retenu·e·s à l’étranger sans solution de retour immédiat, des parents auxquels on ne peut faire parvenir aucun secours du fait de leur éloignement, rajoutent encore à l’anxiété du moment.
Dans de telles conditions, la question du bien-être mental nécessaire à une pratique d’un jeûne aussi intense que celui du Ramadân doit devenir un enjeu fondamental des autorités religieuses et communautaires musulmanes.
Tout d’abord en parler, reconnaître son importance, sortir des discours culpabilisants et médicalisants sur le sujet. Il n’est ici question ici ni de folie, ni de dépression, ni de «jnoun», ni de « mauvais œil », ni d’une foi déficiente, ni d’un manque de volonté.
Ne pas « se sentir bien » est aussi une question de santé tout aussi primordiale que la santé physique. Nous sommes nombreux à nous sentir mal en ce moment, et c’est «normal». C’est plutôt de considérer que tout devrait être ou serait « normal » qui n’est pas «normal» dans un contexte aussi complexe que celui-ci. Autre symptôme de cette absence de bien-être : si Netflix™ cartonne en ce moment, c’est aussi parce que nous sommes nombreux·euses à ne pas être en capacité de nous concentrer au point de pouvoir lire tous ces livres que nous avons stockés, absorbé·e·s que nous sommes par la pression et l’anxiété générées par cette situation sans précédent.
En l’absence de guidance de la part des oulémas qui ont réussi à ancrer la pratique du jeûne comme « LA » pratique communautaire par excellence permettant de prouver à soi-même, au monde et à Dieu son islamité personnelle, beaucoup se prennent à craindre les flammes de l’enfer pour tout jour non jeûné sans une excuse suffisante (chaque année, de nombreux·euses insulino-dépendant·e·s mettent leur santé en danger pour respecter cette «obligation»).
Dans un contexte tel que celui-ci, il est indigne et dangereux de la part des oulémas de ne pas considérer l'absence de bien-être mental comme une cause justifiant l’allègement du jeûne sans avoir besoin d’atteindre les limites de ses capacités avant de « céder ». Cela revient de facto à contraindre les gens, en n’osant prendre ses responsabilités en tant qu’autorité morale, à une pratique dont il·elle·s ne sont pas en capacité de profiter, préférant se faire souffrir en jeûnant par peur de l’enfer plutôt que reporter leur jeûne à plus tard, voire de se libérer en versant la fidya (point 3).
Pourtant, ce faisant, les musulman·e·s se considérant dans une telle situation se donneraient (1) les moyens de prendre soin de leur bien-être mental, sans s’infliger de difficultés supplémentaires et inutiles, durant ces temps éprouvants où l’état de notre moral aura un impact décisif sur nos capacités de résilience individuelle et collective ; et (2) la possibilité de pratiquer un jeûne plus épanouissant au cours d’une période plus propice de leur choix.
Au vu des craquages parfois tragiques régulièrement constatés au cours des Ramadân précédents chez des personnes qui, poussées à bout dans une volonté de respecter des pratiques qui leur sont, à ce moment-là, inadaptées, finissent par « perdre pied », la question du bien-être mental des pratiquant·e·s musulman·e·s est aussi une question de santé publique qui devrait recevoir toute l’attention nécessaire, par les autorités musulmanes, bien plus, peut-être, que la façon de faire ses achats au moment de l’iftâr.
En absence de guidance des autorités musulmanes, je ne peux qu’encourager les pratiquant·e·s à s’en remettre à leur propre jugement et prendre eux·elles-mêmes leur vie en main en se rappelant que Dieu, lui, est véritablement Miséricordieux et parfaitement au fait de leur situation.
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