6.7.08

Un mufti, pour quoi faire ?

Carte blanche publiée dans Le Soir du 18 novembre 2006.

Michaël Privot, Islamologue, administrateur d'un centre islamique

Le contexte: un peu plus loin encore, fin 2006, apprenant que l'EMB envisageait sérieusement de créer le poste de muftî de Belgique, je décidai de réagir et de mettre en avant un certain nombre d'arguments démontrant que la demande paraissait pour le moins inopportune et peu réfléchie. J'apprendrai après la publication de cette carte blanche qu'il n'y avait pas, derrière cette revendication, de véritable motivation religieuse, mais plutôt une approche très matérialiste: "les catholiques reçoivent de l'argent pour rémunérer un cardinal. Nous aussi on veut son équivalent: un muftî de Belgique". On croit rêver. Heureusement, du fait des multiples mésaventures de l'EMB, le projet a été remisé au placard. Jusqu'à quand?

Le débat du samedi
Les catholiques ont leur cardinal. Les israélites leurs grands rabbins. Des musulmans réclament un mufti de Belgique. Inattendue, la revendication suscite la méfiance d'autres fidèles de l'islam. Un enjeu de société.

La soudaine revendication d'un mufti par «les» musulmans interpelle à plus d'un titre, suite à la publication du rapport d'experts sur le financement public des convictions religieuses reconnues et de la laïcité organisée qui défend, à juste titre, un traitement plus équitable entre ces dernières (Le Soir du 8 novembre).

Tout d'abord, de quels musulmans s'agit-il ? Fréquentant assidûment la communauté musulmane de Belgique depuis de longues années, c'est pourtant la première fois que j'entends cette demande. Certes, personne ne discute la nécessité d'une autorité religieuse qui éclairerait avec sagesse et intelligence le cheminement spirituel des musulmans, en harmonie avec les exigences de leur ancrage temporel dans la société belge. L'actuel «comité des théologiens» n'a guère de crédibilité de par le faible bagage théologique et juridique possédé par la plupart de ceux qui y siègent. Mais un mufti est-il la solution adéquate qui emporterait l'adhésion des musulmans de Belgique ?

Plutôt qu'une revendication légitime de l'ensemble des musulmans, cette demande paraît plus relever du souhait de quelques membres de l'Exécutif des musulmans de Belgique dont la faible représentativité est par ailleurs largement reconnue. On ne peut également s'empêcher de penser qu'il y a là tentative d'importer un modèle très culturellement connoté de gestion étatique de l'islam. C'est en Turquie qu'une véritable hiérarchie de dignitaires religieux fut instaurée sous la houlette des dirigeants ottomans et dont l'actuelle Diyanet n'est qu'un avatar.

Mais au-delà de ce que certains comprendront comme une énième tentative d'ingérence étrangère sur une communauté musulmane essentiellement belge, l'importation d'un tel modèle risque de ne pas apporter l'apaisement espéré par d'autres.

Car si les musulmans ont pu relativement facilement accepter de s'intégrer dans le système très particulier de gestion des cultes «à la belge», c'est que la création de l'EMB a pour seule raison d'être de gérer le temporel du culte et non de présenter une hiérarchie religieuse structurée qui édicterait la norme en matière de doxa et de praxis. Certes, il serait peut-être intellectuellement confortable de voir un grand mufti représenter la communauté musulmane aux côtés d'un grand rabbin ou d'un cardinal, mais est-il pour autant nécessaire de vouloir imposer à tout prix ce type de structuration à celle-ci ? Ce qui fait sa richesse et sa complexité, c'est justement cette pluralité d'approches et de tendances dont la plupart sont légitimes.

L'institution d'un mufti peut aisément se concevoir dans une contrée dont la majorité de la population dépend d'une seule école juridique et où la restriction des possibilités de divergences doctrinales répond également à des nécessités politiques. La Belgique, du fait même de l'immigration de communautés musulmanes provenant d'horizons très divers, s'est enrichie de la présence de la plupart des écoles juridiques musulmanes, sunnites comme chiites ou même khâridjites. Or rares sont ceux qui, aujourd'hui, dans le monde, maîtrisent les quatre principales écoles juridiques, pour ne parler que du sunnisme. Où trouver cette perle rare qui, en outre, serait parfaitement au fait des réalités belges et parlerait, cerise sur le gâteau, tant le français que le néerlandais ? Par ailleurs, le revers de la médaille de la diversité juridique, c'est l'absence de consensus. Aussitôt le mufti aurait-il donné un avis, nombreux seraient ceux qui s'empresseraient de ne pas en tenir compte.

Quel pourrait donc être le rôle d'un mufti unique dans un tel contexte ? Jurisconsulte, il n'a d'autre fonction que de délivrer des opinions juridiques. Aux croyants l'entière liberté de les suivre ou non, voire de les disputer. L'exemple de la Pologne est intéressant : alors qu'un mufti originaire de la minorité tatare a été reconnu par l'Etat, il est cependant contesté par les musulmans d'autres communautés en dépit du fait qu'il possède les compétences requises.

Bien que cette diversité soit souvent perçue de l'extérieur de la communauté musulmane comme un problème, voire une menace, il conviendrait au contraire de la considérer comme un atout et de la gérer de façon créative, au lieu de chercher à la restreindre à tout prix. C'est elle qui permet le débat interne et fait progresser les mentalités musulmanes, c'est elle aussi qui évite à la communauté de s'engouffrer unanimement dans une dangereuse radicalisation.

Quelle solution dès lors ? Une vaste consultation de la communauté sur ses attentes en matière de guidance spirituelle me paraît le préalable indispensable à toute démarche. Les références religieuses étant multiples et provenant tant de l'Europe ou des Etats-Unis que du reste du monde musulman, la communauté musulmane belge est joyeusement et anarchiquement polyphonique. C'est une réalité dont il faut tirer le meilleur parti.

Un conseil de théologiens - un terme un peu galvaudé au vu des ressources intellectuelles disponibles - ou, plus adéquatement, de jurisconsultes véritablement compétents, indépendant et ouvert à la diversité de la communauté, y compris ses voix les plus progressistes, ne serait-il pas une solution préférable, plus en phase avec les attentes de la communauté et prêtant moins le flanc à une inévitable contestation ?

Exécutif des Musulmans de Belgique : clarifier les enjeux sous un autre angle

Carte blanche publiée dans Le Soir du jeudi 06 mars 2008 (disponible ici).

Michael Privot Islamologue, administrateur d'une mosquée reconnue en Wallonie

Le contexte: Ma précédente interview publiée par Saphirnews (voir post antérieur) m'a donné l'occasion d'approfondir quelques réflexions sur l'Exécutif des Musulmans de Belgique. En mars 2008, alors que l'EMB était en pleine tourmente et à la veille de l'élection d'une nouvelle équipe, Radouane Bouhlal avait suscité le débat en proposant l'organisation d'assises de l'islam visant à permettre, entre autres, à la communauté musulmane de prendre son avenir en main en débattant du type de structure qu'elle souhaiterait pour gérer le temporel du culte musulman en Belgique en tirant les leçons de l'expérience EMB. De nombreuses réactions ou contre-propositions ont été publiées. J'ai essayé de prendre un angle plus "original" pour en analyser l'impact.

Quand le ministre de la Justice, Jo Vandeurzen, a suspendu le versement de la dotation de l'Exécutif des musulmans de Belgique (EMB) pour l'inciter à remettre de l'ordre en ses affaires, il ne s'imaginait probablement pas susciter une effervescence communautaire d'une telle ampleur. Avec pour point d'orgue, la démission du président de l'EMB il y a peu, suite à diverses inculpations.

Depuis près d'un mois, les communautés musulmanes belges vivent au rythme des propositions et des contre-propositions de sortie de crise. Qui y va de son commentaire, qui de son offre de service au nom d'agendas qui, pour certains, ne pèchent pas toujours par excès de transparence. Le monde politique n'est pas en reste. Pour le meilleur et pour le pire, la gestion du temporel du culte musulman est au cœur même de la res publica. Tentons donc un essai de clarification des enjeux sous un angle jusqu'ici peu approfondi par les différents protagonistes : l'ingérence des pouvoirs étrangers.

Face aux soupçons récurrents de double allégeance, il est de bon ton, pour les musulmans d'origine allochtone, de légitimer leur voix dans l'espace public en dénonçant, presque par automatisme, les influences étrangères et les réseaux des ambassades. En tant que citoyen belge converti à l'islam, demandeur au premier chef du développement d'un islam «indigène» et pluraliste, modelé selon notre contexte culturel et sociétal spécifique, je ne peux qu'applaudir de telles déclarations. Mais quel est l'envers du décor à l'heure où un certain nombre d'Etats étrangers engagent des dynamiques visant à orienter ou encadrer la pratique cultuelle de leurs ressortissants, alors que la plupart sont désormais de nationalité belge ?

Trois propositions sur l'avenir de l'EMB ont été récemment formulées. Sous l'angle du risque de l'ingérence extérieure, elles peuvent être classées selon l'ordre décroissant suivant :

1. Reconnaissant lui-même l'inefficacité structurelle de l'Institution qu'il présidait pourtant jusqu'il y a peu, Beyazgül Coskun propose de confier la gestion du temporel du culte musulman aux grandes fédérations, sur le modèle du Conseil français du culte musulman. Séduisante sur la forme – cela réduirait drastiquement le nombre d'interlocuteurs autour de la table –, la proposition n'en est pas moins perfide. Il n'existe en effet que deux véritables fédérations en Belgique, toutes deux turques d'ailleurs : la Diyanet, réseau d'une septantaine de mosquées (sur environ 350), directement sous le contrôle de l'Etat turc, et le Milli Görüs, réseau international jadis fondé par M. Erbakan et comptant une trentaine de mosquées dans notre pays. Aucune réelle fédération n'existant pour les autres communautés, cela revient à proposer que l'Etat turc gère directement les affaires des musulmans de Belgique. Pourquoi ne pas faire de ceux-ci une «néo-Milet» post-ottomane ?

2. Plus subtile mais pas moins troublante, la proposition récente d'Abdelghani Benmoussa et consorts de faire reposer la représentation institutionnelle des musulmans sur les mosquées officiellement reconnues, permettrait en vérité tant à la Diyanet qu'aux mosquées proches, entre autres, des autorités marocaines de piloter les musulmans de Belgique en bonne intelligence. Perspective d'autant plus préoccupante que les mosquées «non alignées» reconnues seraient minoritaires dans une telle structure et sans réel moyen de promouvoir un Islam d'ici, soustrait aux influences étrangères. Le soutien officiel à cette initiative de la part de certains mandataires politiques belges réputés proches du Makhzen ne peut que renforcer les soupçons légitimes des musulmans qui ne se reconnaissent pas dans un tel régime des mosquées.

3. Les assises de l'Islam de Belgique proposées par Radouane Bouhlal ont véritablement agité le Landerneau musulman et suscité, chronologiquement, les contre-propositions décrites ci-dessus. Sans nier les difficultés d'une telle entreprise ni les nombreux risques de récupération politique dont elle ne manquerait pas de faire l'objet – si tout le monde est invité, il est évident que les réseaux diplomatiques tenteront de s'y inviter aussi en chevaux de Troie –, de telles assises auraient à tout le moins le mérite d'inaugurer un processus inédit de réflexion pluraliste, démocratique et transparent pour une réforme de la gestion du temporel du culte musulman. Disons-le clairement, tout participant n'aura probablement pas d'autre choix que de formuler explicitement sa vision et ses propositions, cartes sur table. Ce que redoutent sans l'avouer nombre de parties prenantes institutionnelles de ce dossier. Ce qui explique aussi l'agressivité, perceptible sur le terrain, des réseaux officiels marocain, turc et saoudien à l'encontre de la tenue d'assises.

Autre atout non négligeable de cette dernière proposition, elle pousse les musulmans à s'approprier leur représentation institutionnelle en participant activement à son élaboration – un processus jusqu'à présent confiné à un club très select de leaders communautaires autoproclamés, fervents des discussions de couloirs.

À l'heure où d'aucuns sonnent prématurément l'hallali de l'EMB et que Jo Vandeurzen – défi supplémentaire – annonce la fin prochaine de son financement fédéral transitoire, une voie semble enfin être en train de se dégager pour son assainissement sous l'impulsion des réformateurs de son AG. Donnons-leur l'occasion de mettre sur pied un EMB provisoire, qui assurerait la continuité du service aux musulmans de ce pays.

Cette grosse épine hors du pied, un climat plus serein permettrait la tenue d'assises visant à sa réforme en profondeur. Car s'il existe un consensus au sein des communautés musulmanes aujourd'hui, c'est bien sur le fait que la situation est critique et qu'il faut y remédier. D'urgence. Et sans concession.

#2 : Claquer la bise, serrer la main - quand mon paradis dépend de la façon dont je te dis bonjour

Cette pratique, peu connue il y a encore une trentaine d’années au sein des communautés musulmanes, s’est répandue dans les milieux conserva...