5.2.13

Le quadra+ hétéro blanc: maître du monde


De temps en temps, l’actualité a le don de mettre à nu les présupposés implicites du discours majoritaire sur la diversité et de révéler l’ampleur de ses contradictions, trop souvent assumées avec un aplomb et une assurance de soi qui laissent sans voix les partisans d’un monde libre, pluriel et égalitaire.

Il y a quelques jours, le Bourgmestre d’Anvers Bart De Wever (NVA) a défrayé la chronique en annonçant qu’il veillerait scrupuleusement à la neutralité des services communaux. Désormais, les fonctionnaires communaux ne pourront afficher une quelconque appartenance à une religion, un parti politique ni encore au militantisme gay.

Tempête politico-méditatique de bon ton : Bart De Wever serait-il homophobe ? Comment ose-t-il mettre sur le même pied religion (choisie), convictions politiques (choisies) et orientation sexuelle (innée) ?

Le cadrage du débat selon ces termes révèle l’emprise des quadras (et plus âgés) hétéros blancs sur l’ensemble des questions de diversité. Je dis quadras, car les trentenaires pensent déjà le monde selon un paradigme différent, pour ne pas parler des générations suivantes auxquelles les quadras et autres quinquas au pouvoir essayent d’imposer leurs catégories mentales issues d’une autre époque !

En effet, l’identité d’un individu est un tout, composé de différentes facettes ou couches, qui interagissent en permanence entre elles mais aussi avec l’environnement extérieur, institutionnel, personnel, organisationnel, culturel…

Pour le dire autrement, nous mobilisons, composons ou recomposons constamment différentes facettes de notre identité dans nos interactions quotidiennes avec notre environnement. En famille, au travail, dans notre congrégation religieuse ou notre club de whist, nous ne mobilisons pas le même ensemble d’éléments de notre identité car nous devons nous faire connaître, être reconnus et appréciés de manières différentes par des publics différents. De même au sein de chacun de ces contextes, nous ne mobiliserons pas constamment le même ensemble de facettes, en fonction des personnes très concrètes avec lesquelles nous interagissons, en fonction du lieu, du moment de la journée…

Chacune de ces facettes nous constitue et ne peut être dissociée des autres, ni véritablement hiérarchisée. Toutes sont NOUS, toutes nous définissent.

En ce sens, des critères tels que l’inné (la couleur, l’orientation sexuelle) ou l’acquis (religion, conviction politique) pour hiérarchiser des constituants essentiels de l’identité sont purement factices et arbitraires et relèvent d’une profonde méconnaissance des dynamiques propres à l’identité et à la construction identitaire.

Pour ne rien dire non plus du fait que l’on peut aujourd’hui changer de sexe, de genre, d’orientation sexuelle, passer du statut de valide à celui d’handicapé (et vice-versa), de jeune à plus âgé, de couleur de peau, de morphologie, de poids… chaque élément constitutif de notre identité pouvant devenir autant « acquis » que la religion ou les convictions politiques.

Ignorer cela, c’est typique du quadra+ hétéro blanc en fonction duquel notre monde à été historiquement normé et qui n’a jamais eu à se demander quelle facette de son identité il allait devoir compromettre ou négocier pour avancer dans sa vie, avoir un job, un appartement ou des bonnes notes à l’école !

De là, ces débats ad nauseam sur le foulard et la visibilité de l’islam et autres convictions religieuses.

Nous avons ainsi assisté ces derniers jours à l’étalement au grand jour des contradictions ahurissantes dans le chef de celles et ceux qui s’étranglent à la proposition de Bart De Wever, mais soutiennent sans sourcilier, dans le même temps, l’interdiction faite à tout fonctionnaire de montrer le moindre signe d’affiliation religieuse ou politique.

En ce sens, même si je récuse tout à fait son approche, Bart De Wever a au moins le mérite de la cohérence. Un fonctionnaire neutre, véritablement neutre, ne doit pas montrer le moindre signe d’affiliation ou de différence par rapport à l’usager idéal, tel qu’il est représenté « en creux » dans le débat public – transparent (blanc), sans sexe, sans religion, sans âge, sans orientation sexuelle ni convictions politiques. Tout le contraire du vrai monde.

La position de De Wever et le débat qu’il a suscité montrent crument toute l’inanité du débat sur la neutralité de l’apparence des agents des services publics : poussé à l’extrême, cela requerrait que les fonctionnaires portent des masques, des vêtements amples et que leurs voix soient brouillées de telles sortes que l’on ne puisse distinguer leur genre, leur âge ou encore la couleur de leur peau. En vérité, le fonctionnaire idéal, pour ceux qui soutiennent le principe de la neutralité de son apparence, c’est une machine.

Car si on les prend au mot : le sexe, l’âge, le handicap, la validité, le phénotype… du fonctionnaire peuvent tous introduire des biais dans leur relation avec l’usager. Il conviendrait donc de les neutraliser également.

On se rend compte tout de suite de l’impasse de cette proposition – pourtant conséquence logique du principe de neutralité.

L’autre option serait de reconnaître – enfin – que tant les fonctionnaires que les usagers sont des êtres humains dans leur infinie diversité et que celle-ci doit pouvoir s’exprimer tant qu’elle ne viole pas pas les Droits de l’homme, tels que codifiés dans les différents instruments ratifiés par la Belgique.

Bien sûr, cela va à l’encontre de la conception fordiste dominante des services publics pour introduire le « sur mesure », l’humanisme et le respect de l’identité de chacun(e). Or c’est absolument faisable et il y a moyen de réduire les biais : il suffirait d’appliquer véritablement l’arsenal législatif dont nous disposons en matière d’anti-discrimination et d’égalité des chances et mettre en place des recours effectifs contre l’arbitraire mesquin de certains fonctionnaires.  Tout usager qui se sentirait discriminé ou mal traité par ces fonctionnaires aurait alors à sa disposition des moyens de recours rapides et efficaces.

Depuis des siècles, on répète que l’habit ne fait pas le moine. En dépit d’une sécularisation intense, ce proverbe n’a pas encore percé la morgue des services publics. Ce que veulent les citoyens, ce ne sont pas des fonctionnaires normés, transparents, prétendument neutres et interchangeables. Ils veulent des vrais gens qui répondent avec compétence, sympathie, bienveillance et amabilité à leurs besoins.

Il est politiquement plus facile, malheureusement, d’interdire un turban sikh, une cravate rouge ou T-shirt arc-en-ciel plutôt que de changer en profondeur la façon dont sont organisés les « services » publics. La neutralité n’est qu’un des cache-sexes de la résistance au changement et du maintien des privilèges de certain(e)s.

Michael Privot

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