20.9.09

Commission des Sages 2004 - retour sur le foulard


Le contexte: en 2004, suite à la Commission Stasi en France, le MR, sous l'impulsion de Didier Reynders, décida de mettre sur pied une Commission des Sages, coachée par le Professeur J. Rifflet, pour s'interroger sur l'avenir d'une Belgique multiculturelle et proposer des pistes de solutions pour y parvenir. La visibilité des signes religieux vestimentaires (c'est-à-dire le foulard) était bien entendu une des problématiques nodales qui devaient y être traitées. Sur proposition de l'Exécutif des Musulmans de Belgique (EMB), M. Salah Echalaoui, Mlle Nadia Fadil et moi-même furent invités à faire partie de cette Commission. Les débats y furent vifs, riches, intéressants, parfois difficiles, mais toujours respectueux. Les conclusions de cette Commission furent ensuite communiquées à la Commission du Dialogue Interculturel mise en place par la suite par M. Aréna.


Bien que la position finale sur la question du foulard (ou plutôt des signes religieux) soit relativement neutre en fin de compte, il a semblé nécessaire à Mlle Fadil et moi-même de devoir présenter une note de minorité visant à présenter une tentative d'approche moins idéologisée du débat en en cernant un certains nombres de ses aprioris pas toujours explicites. A l'heure ou les Assises de l'Interculturalité commencent leur long travail et que l'on va rechercher dans les archives les notes de la Commission des Sages et de la Commission du Dialogue Interculturel, il nous a semblé utile de mettre cette note de minorité à la disposition du public.


En la relisant tout juste 5 ans après, je reste personnellement en accord avec l'essentiel de l'argument que nous avions présenté à l'époque, même si aujourd'hui je lisserais probablement un peu plus nos formulations. J'espère en tout cas que cela pourra être utile aux débats et évitera à d'autres de réinventer certains aspects de l'argument lui-même pour le développer et l'approfondir encore.



CONTRIBUTION À LA RÉFLEXION DE LA COMMISSION

A propos de la problématique du port de signes religieux ou politiques ostensibles



Présentée par N. Fadil et M. Privot



Le port de signes religieux ou politiques « ostensibles », et particulièrement du voile islamique, a certes constitué une des problématiques les plus difficiles qu’a dû affronter notre Commission. Ce détail vestimentaire d’une pratique religieuse particulière semble en effet cristalliser toutes les tensions d’une société s’interrogeant sur ses propres valeurs, son rapport à soi et à l’autre, sa perception d’elle-même, son avenir et sur le modèle qu’elle souhaiterait promouvoir. De fait, la présence de populations musulmanes et certaines valeurs portées par l’Islam en tant que religion, mode d’être, de vie et de rapport à l’altérité, révèlent par un effet de miroir les questionnements inaboutis, ignorés ou encore non envisagés de la société belge en particulier, mais aussi des sociétés européennes en général.


Notre Commission voulant contribuer à la réflexion sur l’avenir d’une société belge plurielle, multi-ethnique, multi-confessionnelle, multi-culturelle, mais solidaire et en cohésion, il est dès lors impératif de sortir des clivages idéologiques et conceptuels habituels pour véritablement tenter d’approcher une réalité particulièrement complexe. Nous souhaitons donc souligner ici certains aspects relatifs à la question du foulard et à ce qui l’entoure.


1. L’un des arguments centraux des adversaires du port du foulard concerne son caractère prétendument non compatible avec la modernité et la neutralité de l’Etat. Or, une stricte séparation entre l’Etat et ce qui relève du spirituel ne correspond pas à la réalité belge qui s’est justement construite sur des compromis entre le temporel et le spirituel (partis confessionnels, piliers confessionnels, écoles confessionnelles,…). De plus, la signification du processus de modernisation est en réalité toute autre que l’effacement de la manifestation du religieux dans l’espace public. La modernité et la laïcité, au contraire, garantissent la liberté de conscience et de convictions à tout citoyen et s’opposent à toute contrainte visant à obliger ou à interdire à qui que ce soit de pratiquer sa foi ou sa religion, en privé, comme en public (dans les limites, évidemment, du respect de l’ordre public). La pratique et la manifestation d’une religion n’ont, en ce sens, rien d’anti-moderne. La garantie du libre exercice de sa foi, de ses croyances ou de sa philosophie est un principe indéniable et essentiel d’une société véritablement moderne, laïque, pluraliste et démocratique. Cataloguer le respect par certaines femmes et jeunes filles d’une prescription religieuse – ou de ce qui est vécu et perçu en tant que telle – comme étant une attitude anti-moderne, anti-démocratique, obscurantiste, non raisonnable, non égalitaire, ségrégationniste, violente, aliénante et discriminatoire, nous paraît dès lors aller directement à l’encontre de l’esprit de ce principe.


2. En réalité, le port du foulard recouvre des significations multiples : respect de la norme, spiritualité individuelle et/ou collective, conformité à l’idéal familial ou culturel, indépendance face à l’autorité patriarcale, soumission, émancipation, révolte, contestation de l’ordre établi, revendication identitaire, affirmation de soi, affirmation d’une appartenance, insouciance, conformisme, liberté individuelle, symbole, non-symbole, élégance, pudeur, enfermement sur soi, timidité, ouverture à l’autre, complexe d’infériorité ou de supériorité, idéologie, « je m’enfoutisme »,… Le foulard dit tout et ne dit rien. Le porter est même bien souvent le résultat de plusieurs motivations, qui évoluent, s’entrecroisent, se renforcent ou disparaissent jusqu’à faire abandonner parfois le port du foulard. Dès lors, vouloir interdire ce qui est devenu, par la force des choses, un symbole, alors qu’il n’est pas destiné à l’être, ne manquera pas de causer des traumatismes profonds, particulièrement auprès des jeunes filles qui sont, comme toutes celles et ceux de leur âge, en plein processus de construction de leur personnalité, fragiles et particulièrement sensibles à tout ce qui concerne leur individualité propre.


3. D’un point de vue strictement religieux, aucun(e) théologien(ne) ou juriste musulman(e), classique ou moderne, n’a jamais théorisé le fait de porter le foulard, pour la femme, comme le signe d’une infériorité naturelle ou sociale, ou d’un processus d’infériorisation de la femme par rapport à l’homme. Tant l’homme que la femme sont soumis aux mêmes contraintes en matière de pudeur, de retenue du langage verbal et corporel, et de « gestion du désir ». Chaque société, chaque culture, chaque individu définit ses propres normes en terme de pudeur, en fonction du temps et du lieu. Dès lors, interdire le fait pour les femmes de se couvrir les cheveux au nom d’une certaine vision de la modernité nous paraît infondé. Car cette modernité, brandie de nos jours comme le rempart intemporel des droits de la femme, est elle-même de facto une réalité dynamique, indéfinie, adaptable et interprétable, mais que certains voudraient canoniser et sacraliser, au profit, en réalité, de leur propre combat contre la présence inévitable du « religieux » au sein de la société.


4. De même, analyser le port du foulard sous le simple rapport de l’émancipation ou de l’embrigadement dogmatique n’est pas très pertinent, car qui définit objectivement l’émancipation ? Au nom de quel critère objectif peut-on légiférer en terme d’émancipation, une notion par essence subjective et relative ? Quant à l’argument selon lequel l’acceptation du foulard à l’école enlèverait le dernier rempart à celles, prétendument émancipées, qui ne veulent pas le porter, il néglige le fait que l’interdiction totale du foulard à l’école pourrait aussi renforcer la pression sociale en vue de le porter en dehors de l’école, pour prouver sa résistance vis-à-vis d’une mesure comprise par certains comme étant contre l’Islam. On le voit, aborder cette question sous un tel angle ne mène pas à des résultats déterminants. Aussi, nous suggérons que l’on s’interroge plus profondément sur l’a priori voulant qu’une jeune fille musulmane ait toujours besoin d’un garant institutionnel pour la protéger contre quelque force obscurantiste : le plus souvent le père, le frère ou, à défaut, la pression sociale ou communautaire. Ceci est d’ailleurs probablement le fond du problème : la société belge et européenne en général, considère la jeune fille ou la femme musulmane comme un individu perpétuellement mineur, adoptant par là-même la supposée rhétorique « islamiste » qu’on prétend combattre ! En fin de compte, la jeune fille ou la femme musulmane est considérée comme étant incapable de se protéger, de décider elle-même de sa vie et de son avenir, de poser des choix raisonnables, d’être indépendante et intellectuellement autonome. La volonté d’interdire le port du foulard au nom du bien de la jeune fille ou de la femme musulmane n’est finalement que l’expression inverse du même machisme, du même sexisme, masculin ou institutionnel, qui prétend le lui imposer au nom de ce même bien.


5. Par ailleurs, agiter le spectre du communautarisme permet d’éviter l’analyse complexe de la société belge, historiquement fondée sur de multiples communautés : ethniques, culturelles, linguistiques, religieuses ou philosophiques. Parler du communautarisme comme d’un danger nouveau, dans un pays institutionnellement miné par ce phénomène, est surréaliste. Car cela porterait à laisser accroire qu’il existe un bon communautarisme (relevant de catégories issues de la modernité : nations, peuples,…) et un mauvais communautarisme (relevant du religieux, spécifiquement musulman). A l’heure où sont reconnus de facto, voire encouragés, différents types de communautés (linguistiques, ethniques, culturelles, religieuses, sexuelles,…), comment interpréter cette accusation ? De plus, elle fait fi de la réalité des musulmans de Belgique : leur « communauté » est éclatée, fragmentée, diverse, multiple, et profondément hétérogène, la religion ne suffisant même pas à relier ses tendances « nationales », culturelles, ethniques, linguistiques, religieuses, doctrinales, voire idéologiques… Enfin, nous ne voyons pas en quoi un enseignement confessionnel musulman renforcerait par essence le communautarisme. Comment anticiper, sans base objective, les résultats d’un type d’enseignement qui n’existe pas à l’heure actuelle ? Et pourquoi ne pourrait-il être, à l’image des autres types d’enseignement, un facteur d’enrichissement pour la société ?


6. Ne considérer la question du foulard que sous l’angle des politiques migratoires déforme la perception de ce phénomène. Certes, une grande partie des communautés musulmanes est issue de l’immigration, cependant, les femmes et les jeunes filles aujourd’hui concernées par la problématique du foulard sont presque toutes, sinon toutes, de nationalité belge, nées en Belgique, ou belges de souche converties à l’Islam. Ce ne sont donc pas des étrangères qui demanderaient une faveur à l’Etat belge, mais des citoyennes belges qui ne font que réclamer les droits qui sont les leurs, à côté des devoirs qui leur sont imposés comme à tou(te)s les autres citoyen(ne)s, indépendamment de leur confession ou de leur philosophie. Les communautés musulmanes font depuis longtemps partie intégrante de la société belge : en réalité, ce que certains ressentent comme l’apparition d’une série de problèmes n’est que la conséquence du processus de normalisation d’une présence que le corps social « majoritaire » commence à considérer autrement que comme simple outil docile de (re)production économique.


7. Bien que nous considérions l’interdiction du port du port du foulard dans les établissements scolaires comme inacceptable, nous condamnons fermement, avec tous nos collègues de la Commission, tout port du foulard qui résulterait d’une contrainte extérieure quelconque. C’est pourquoi nous insistons pour qu’une véritable politique d’accompagnement et de dialogue soit mise sur pied au sein des écoles. Il faut que les jeunes filles et les femmes qui sont victimes d’une contrainte puissent obtenir de la part des institutions scolaires tout le soutien nécessaire, qu’elles puissent recevoir l’écoute et la guidance indispensables à la poursuite de leur scolarité, qu’un dialogue soit établi avec les parents ou les responsables de la contrainte, si nécessaire grâce à la médiation de personnalités ou d’institutions religieuses. Cela implique également de donner une formation adéquate aux personnes qui seront en charge de cette écoute : il faudra les faire passer d’une attitude de rejet des élèves portant le foulard, à une attitude d’aide envers celles qui ne veulent pas le porter sans pour autant rejeter ni discriminer celles qui le portent. S’il est évident que nombre d’intervenants sociaux et d’enseignants font un travail exemplaire en ce sens, il n’en reste pas moins vrai que de nombreux comportements discriminants sont encore constatés au quotidien.


8. Pour ce qui est du port de signes religieux dans l’exercice d’une fonction publique, nous sommes convaincus que la neutralité de l’Etat concerne l’action publique du fonctionnaire et son obligation de traiter tous les citoyens de manière égale, plutôt que la « neutralité » de l’apparence de l’agent. Les exemples anglais et suédois sont particulièrement dignes de considération en la matière. La France et la Turquie n’étant, à l’échelle européenne, que des cas extrêmes et non représentatifs en matière de bannissement du signe religieux hors de l’espace public. Plus profondément, il serait souhaitable de s’interroger sur l’argument de l’interférence de convictions dans l’exercice d’une fonction exprimant l’autorité du temporel, car en quoi cela concernerait-il seulement ce qui relève du « religieux ». Si un être humain est présupposé incapable de faire correctement la séparation entre l’élément « religieux » que pourrait exprimer son apparence et la neutralité exigée par son activité professionnelle, alors il faut étendre cette incapacité de différenciation à l’ensemble de ce qui relève de l’affect humain, de sa faculté de jugement… Ainsi un juge féminin ne pourrait plus intervenir dans le procès d’un violeur, ni un juge blanc dans un cas de racisme, ni un fonctionnaire noir face à un citoyen blanc raciste, ou le contraire… En réalité, ce n’est pas l’apparence d’une personne qui est en jeu mais l’objectivité et la neutralité de son action. Et dans le cas où un administré serait victime d’une discrimination ou d’une manipulation de la part d’un fonctionnaire affichant clairement son appartenance religieuse, n’aurait-il pas droit aux mêmes recours que la personne se sentant aujourd’hui discriminée sur base raciale ?


Nous rappellerons enfin que l’interdiction de signe signifie également une position idéologique : le rejet ou la volonté d’éloignement de tout ce qui peut être lié au religieux, au spirituel, au rapport au Transcendant. Il y a là, de façon plus subtile peut-être, imposition d’une vision idéologique du monde présentée comme étant la seule véritablement neutre, juste et équitable alors qu’elle est une violence et une ségrégation imposées à l’univers du « signifiant spirituel ».


EN CONCLUSION


Nous estimons souhaitable :

  • de pas interdire les signes religieux (si ce ne sont ceux qui constituent un véritable empêchement à la communication nécessaire au bon déroulement de la vie quotidienne – voir la note 2)
  • de lever les interdictions déjà existantes,
  • de promouvoir une laïcité véritablement et respectueusement ouverte que chacun puisse s’approprier et apprécier,
  • de développer des services d’assistance aux personnes victimes de discriminations dans un sens comme dans l’autre (obligation de porter un signe ou interdiction d’en porter),
  • de favoriser le dialogue,
  • de former les intervenants sociaux, les enseignants et les éducateurs à gérer ces problématiques,
  • de répondre au cas par cas de façon proportionnée en privilégiant la médiation et le dialogue. Et ce tant au sein des établissements scolaires qu’au sein des administrations et institutions publiques et privées.


Si l’ensemble de ces mesures est adopté, la problématique du foulard s’estompera d’elle-même, car elle cessera d’être un enjeu symbolique pour chaque partie, et l’on pourra (enfin) s’occuper des véritables problèmes qui concernent l’ensemble de la société belge : exclusion sociale, scolaire, économique, discriminations de toutes sortes, sous financement de l’enseignement, absence de politiques migratoires et de suivi des populations immigrées, absence de perspectives d’avenir, déstructuration du marché de l’emploi, précarisation croissante de certaines classes sociales, perte des repères,…

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