1.11.20

Alcool et islam - Pourquoi l’islam interdit-il l’alcool mais beaucoup de musulman-e-s boivent quand même ?

Intervention pour #Causetoujours #16 – 30 octobre 2020 (34:50-42:35)

La consommation d’alcool n’a l’air de rien comme ça, mais ce petit sujet à l’art de mobiliser les passions et, par conséquent, nécessite de convoquer un certain nombre d’analyses que l’on ne pourra pas toutes aborder ici pour faire le tour du sujet, malheureusement. Mais je vais essayer d’aller à l’essentiel.


Comme les temps sont sensibles et les susceptibilités à fleur de peau, je me dois d’abord de préciser le cadre de mon approche, puisque je peux arriver à des conclusions parfois inattendues.

 

Je suis historien et je m’inscrits dans une démarche qui fait appel à l’histoire critique, à l’anthropologie historique, à la linguistique, etc. Je suis islamologue et pas imâm – c’est fondamental. Je suis ici pour tenter de comprendre un phénomène humain, pas pour faire de la théologie ou adopter une approche morale, voire moralisatrice, ce n’est pas mon métier.

 

Il faut d’ailleurs rappeler que l’immense majorité des islamologues ne sont pas musulmans ou musulmanes d’ailleurs, même si c’est mon cas personnel. Dans ma démarche, il est toujours fondamental de planter le décor : Muhammad, plus connu en français sous le nom de Mahomet, a vécu au tournant du 7ème siècle dans la partie ouest de la péninsule Arabique. Il serait resté à La Mecque jusqu’en 622, un endroit peu sympathique par sa géographie et son climat chaud et lourd, puis il s’est installé à Médine, une oasis très agréable et verdoyante, à 400 km plus au Nord, jusqu’à sa mort en 632.

 

Rappelons encore que Muhammad vit dans un monde tribal, sans état, sans justice, sans police, sans armée, où l’on est en perpétuelle négociation, à l’intérieur de son clan, de sa tribu pour discuter de la marche à suivre. Les tribus doivent tout le temps négocier des alliances avec d’autres clans et tribus, pour assurer leur sécurité lors de leurs déplacements, pour avoir accès aux puits sur les routes caravanières et éviter de se faire dépouiller.

 

C’est un monde sur lequel nous avons peu de sources. Il y a très peu de traces archéologiques. Le peu qui restait de cette époque a été savamment buldozé par les autorités saoudiennes. Le témoignage le plus proche de cette époque, c’est dès lors le Coran, que l’on peut considérer presque comme la première biographie de Muhammad, puisqu’il réagit à ses défis et met en récit les événements de sa vie. 

 

Il faut donc le manipuler avec précautions, et plus encore ces fameux « hadîths », ces propos, faits et gestes qui sont rapportés de Muhammad, et dont un nombre très important ont été fabriqués bien après sa mort. En effet, dans ce monde oriental que redessine l’islam, la meilleure façon de maintenir ses traditions ou d’imposer de nouvelles règles, c’était de les mettre dans la bouche de Muhammad, construit au cours des siècles comme une référence absolue.

 

Et l’alcool dans tout ça ?

 

La version musulmane standard, veut que l’alcool soit interdit purement et simplement. Pourtant, quand on retourne au Coran, il n’y est jamais interdit formellement – au contraire, il est même d’abord chanté comme un signe de Dieu.

 

Le Coran, c’est 20 années de prédication : sur une génération, les choses changent et évoluent et Muhammad est pragmatique – à cette époque, les gens ne s’embarrassent pas de grandes élaborations métaphysiques, on est dans le concret. Il faut d’abord assurer sa survie jusqu’à demain.

 

Ainsi, à La Mecque, jusqu’en 622, le verset 67 de la 16ème sourate (ou chapitre du Coran) nous dit ainsi, s’adressant aux Mecquois : « Vous extrayez des boissons alcoolisées et une bonne subsistance à partir des fruits des dattiers et des vignes. Il y a là un signe (de Dieu) pour un peuple qui réfléchit ». A La Mecque, on consomme de l’alcool, et Muhammad en consommait certainement aussi – au moins pour socialiser. On n’imagine mal un Prophète dire que c’est un signe de Dieu, puis jouer les abstinents. 

 

Le Coran n’hésite d’ailleurs pas à compter le vin au nombre des délices du Paradis. Mais quand Muhammad se retrouve à Médine à partir de 622 et qu’il compose peu à peu sa fédération de tribus avec des personnes qui viennent des différents coins de la péninsule, mais aussi des jeunes, des désœuvrés ou des personnes en rupture de ban, il doit se lancer dans une véritable ingénierie sociale.

 

En effet, il doit essayer de faire cohabiter tout ce petit monde instable qu’une simple dispute alcoolisée peut faire basculer dans l’anarchie, surtout s’il y a mort d’homme, en déclenchant la mise en œuvre de la loi du Talion, ou pire, d’une vendetta. Tout cela risquerait de l’affaiblir et ruiner ses projets.

 

Dans ce contexte, la consommation de l’alcool devient problématique. Et le Coran va y aller progressivement, soulignant en creux, que cette consommation est un fait social si massif qu’il ne peut pas l’affronter de plein fouet.

 

Il va commencer par un premier verset de restriction, dans la deuxième sourate, au verset 219 : « Ils te questionnent sur les boissons fermentées et sur le jeu de hasard. Réponds : « Dans les deux il y a pour les hommes une grande faute et un mince avantage, une faute plus grande que l’avantage… » ».

 

Puis vient le verset 43 de la sourate 4 : « Ô les ralliés ! N’approchez pas la prière alors que vous êtes ivres – attendez de savoir ce que vous dites ». – Ce qui suggère qu’il devait arriver régulièrement que certains des Compagnons de Muhammad, présentés aujourd’hui comme des parangons de vertu, pouvaient avoir la dalle en pente au point de prier « foncedés » et raconter n’importe quoi.

 

Mais comme cela ne suffit pas encore, Muhammad devra repasser les plats au versets 90 et 91 de la 5ème sourate : « Ô les ralliés ! Le vin, le jeu de hasard, les pierres dressées et les flèches divinatoires ne sont qu'une abomination, oeuvre du Diable. Ecartez-vous en (ijtanibû-hu), afin de connaître la réussite… » « Le Diable ne veut que jeter parmi vous, à travers le vin et le jeu de hasard, l'inimitié et la haine, et vous détourner d'invoquer Dieu et de la prière. Allez-vous donc y mettre fin ? »

 

On voit qu’à aucun moment, le Coran ne dit que l’alcool ou le vin sont formellement interdit, comme il le fera pour la consommation de la viande de porc notamment, même si l’on comprend qu’il n’encourage pas, loin de là, sa consommation.

 

Et c’est bien normal, Muhammad n’a aucun moyen coercitif à sa disposition pour changer les mœurs de ses disciples : dès lors, il ne peut que menacer, appeler à Dieu, maudire, menacer de châtiment dans l’Au-delà, mais il ne peut rien faire d’autre. 

 

S’il l’interdisait directement, il risquerait un désaveu flagrant de la part de ceux qui continueront à consommer de l’alcool – donc il appelle à la raison. Il n’a pas le choix. Surtout, il veut éviter que tout se termine en « vaution » comme on dit chez moi à Verviers.

 

L’interdiction coranique est avant tout une prévention du désordre et de la violence sociales générés par la consommation d’alcool, plus qu’une interdiction formelle de la consommation individuelle. 

 

L’interdiction va dès lors trouver sa source dans les hadîths dont je parlais tout à l’heure. Des propos du Prophète vont interdire la production de vin ou d’alcool, sa consommation, sa distribution, etc. Avec des hadîths réputés 100% vrais qui parlent même de situation où le vin serait servi à table alors que, d’évidence, à l’époque, il ne devait pas y avoir de table à des centaines de km à la ronde autour de Muhammad, laissant planer le doute d’une forgerie.

 

Dans les siècles qui suivront, les juristes et théologiens musulmans vont disserter à n’en plus finir si c’est juste le vin qui est interdit, ou bien les boissons alcoolisées, en petites ou en grosses quantités, etc., Ils finasseront autour de l’utilisation par le Coran des termes de « vin » et « alcool » dans les différents versets, ou encore des circonstances de la consommation (quand il fait froid, en cas d’effort…). Mais, le principe d’une interdiction de plus en plus large finira par s’imposer – et l’on voit que l’islam, comme toute religion, n’a pas été livré « clé sur porte » par Muhammad, ou Dieu si l’on est croyant, mais qu’elle ne cesse d’évoluer.

 

Un exemple plus récent concerne la cigarette qui, au vu de son impact sur la santé, est passée en moins d’un siècle d’autorisée à interdite (harâm) par les juristes et théologiens – ce qui n’empêche pas non plus de nombreux musulmans et musulmanes de se griller leur petite cigarette.

 

Bref, dans la pratique, on ne cessera jamais de boire ni de l’alcool, ni du vin dans les pays musulmans. Une littérature bachique, avec des poètes comme Abû Nuwâs au tournant du 9ème  siècle, fera trembler les barbichettes des oulémas en chantant le vin et les éphèbes.

 

Ou encore, dans la pratique, pour ne citer qu’un exemple, on trouve toutes sortes de contournements folkloriques de cette interdiction, comme ces gens qui arrêtent de boire de l’alcool 40 jours avant le Ramadan – sous prétexte que Muhammad aurait déclaré que Dieu n’agrée pas la prière du buveur d’alcool pendant 40 jours. Ils essaient donc de tomber « juste » pour que leur jeûne de ramadan soit accepté puisque ce jeûne pardonne les péchés de l’année précédente. Histoire de se mettre en ordre avec Dieu à la dernière minute, où essayer de jouer au plus fin avec Lui !

 

Par ailleurs, le grand Avicenne, philosophe et médecin persan et musulman du 11ème siècle, dont le célèbre Canon de la médecine fut la base de l’enseignement de la médecine dans nos universités européennes jusqu’au 16ème siècle, n’hésitait pas à recommander le vin dans certaines préparations médicinales.

 

Il anticipait peut-être les découvertes scientifiques de ces dernières décennies, qui démontrent que la consommation modérée de vin rouge (pas de la bière ni de l’alcool), à savoir 2-3 verres pour les hommes et 1 à 2 verres pour les femmes, permet de réduire de 33% toutes les causes de décès confondues, grâce à ses principes actifs comme les polyphénols et le resvératrol.

 

Peut-être était-ce « mince avantage » dont parlait le Coran ?

 

Allez savoir ! Mais musulman·e ou non, quelle que soit notre position sur le sujet, on ne peut qu’encourager à la modération pour celles et ceux qui choisissent de boire un verre. Et surtout, de laisser chacun et chacune poser ses choix en toute liberté, sans jugement, car qui peut prétendre détenir la vérité sur Dieu et Muhammad en ce monde ?

 


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