Cette pratique, peu connue il y a encore une trentaine d’années au sein des communautés musulmanes, s’est répandue dans les milieux conservateurs comme une pratique essentielle des relations entre les sexes. Elle a désormais un impact sérieux sur la vie des gens, et cela va du refus de l’octroi de la nationalité (comme en Allemagne, au Danemark ou en France), à des mises à pied, des suspension de salaires, ou des licenciements dans l’emploi public comme privé, y compris en Belgique.
D’ailleurs, L’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes et UNIA attirent l’attention sur les conséquences de cette pratique en milieu professionnel, car elle peut aller jusqu’à générer un climat de tensions interpersonnelles. Ainsi, ces deux institutions recommandent aux employeurs de prendre les mesures nécessaires pour préserver un environnement de travail équilibré.
On peut tenter d’expliquer la genèse de cette pratique en remontant l’histoire. Comme dans notre première intervention : retour aux sources historiques, à commencer par le Coran, le témoignage écrit le plus proche de l’époque de Muhammad.
Sans surprise, le Coran ne nous dit rien sur le fait de serrer les mains entre hommes et femmes. Il semble que Muhammad avait d’ailleurs bien d’autres chats à fouetter. En effet, à Médine, entre 622 et 632, à rebours du discours très moralisateur des autorités religieuses musulmanes, les mœurs des disciples de Muhammad ressemblaient plus à ceux d’une communauté hippie que d’une communauté monastique. A titre d’exemple, le verset 187 de la 2ème sourate souligne ainsi qu’une préoccupation urgente de Muhammad était d’interdire à ses disciples de s’envoyer en l’air dans les endroits de prières durant les nuits de Ramadân. Les poignées de main entre hommes et femmes ne devaient être pour lui qu’un souci très secondaire dans un tel contexte.
Par contre, on sait que les prestations de serment, appelées bay‘a, pour entrer dans l’alliance du Prophète Muhammad, se faisaient en tapant la paume de sa main droite sur la paume de la main droite de ce dernier. Une gestuelle très répandue, y compris dans nos régions, pour marquer un accord. On se touchait donc les mains dans le contexte de la péninsule Arabique occidentale au 7ème siècle de notre ère, y compris entre hommes et femmes selon certains témoignages (v. Malik, Muwatta’, 55, 1812 ; al-Nasâ’î, 4109, 4118 ; voir au 20ème siècle W. Thesinger, Le Désert des Déserts).
Cette interdiction se trouve dans les propos qui ont été attribués par la suite à Muhammad, ces fameux hadîths, qui composent la sunna.
On trouve différentes variantes d’une parole de Muhammad qui déclare spécifiquement qu’il ne touche pas la paume des femmes lors d’une telle prestation de serment. Ce hadîth apparait dans un des premiers recueils, composé par l’Imam Malik, environ 6 générations après son décès. Il se situe dans un contexte précis que l’on peut dater vers 630, soit 2 ans avant la mort de Muhammad, quand il reçoit l’allégeance de femmes mecquoises libres, événement auquel fait allusion le verset coranique 60, 12. C’est la seule occurrence d’un tel propos. Est-ce qu’il concerne ces femmes-là en particulier, ou toutes les femmes, c’est impossible à savoir. Ce propos serait-il d’ailleurs historiquement authentique qu’il n’en pose pas moins problème, car à cette date, Muhammad a déjà reçu des milliers d’allégeances, y compris de femmes, pourtant rien n’a été signalé d’un éventuel refus de leur claquer la paume. Pourquoi aurait-il changé d’avis tout d’un coup, au point d’en faire une règle absolue aujourd’hui ? Ou encore, la production de ce hadîth plus d’un siècle après le trépas de Muhammad, répondrait-elle à un besoin de moralisation de la vie sexuelle des sociétés omeyyades (661-750), dont on sait que les mœurs étaient restées proches de celles, relativement peu contraintes, des contemporains de Muhammad ? (voir aussi Abû Dawûd, 2941).
D’autant que, je vous le donne en mille, comme on trouve tout et son contraire dans la sunna, il y a un autre hadîth, validé par le sacro-saint tradionniste al-Bukharî, qui raconte qu’à Médine, n’importe quelle femme esclave pouvait prendre Muhammad par la main et l’emmener là où elle le voulait (Bukharî, Sahîh, 6072 ; Al-Nawawî, Riyâd al-Sâlihîn, 605). Le problème est-il vraiment, dès lors, le fait de toucher la main, ou la condition sociale des femmes, à savoir libres ou esclaves ?
Des musulmans futés ont fait remarquer que le Prophète ne s’exprimait que pour lui-même, sans qu’il n’ait ordonné à tous les hommes et femmes de s’abstenir de se serrer la main. C’est alors que les canonistes musulmans sortent de leur turban le verset magique qui permet de tout justifier. Il s’agit du verset 33,21 : « Certes, vous avez dans l’Envoyé de Dieu un exemple salutaire ». Ce verset est interprété comme faisant de Muhammad un modèle à imiter impérativement jusque dans les moindres détails de son comportement et de son apparence physique. Or, c’est une interprétation à l’opposé de ce qu’il signifiait en contexte où le fait même de mimiquer la pratique d’un leader serait apparu comme totalement incongru, puisqu’il était question, simplement, de la bonne alliance profitable à réaliser avec le bon leader (comme avec Abraham avant Muhammad voir Coran 60, 4-6 ; v. J. Chabbi, Les trois piliers de l’islam, Kindle, loc. 4272-77).
Aujourd’hui, grâce à ce verset, on peut étendre à tout musulman et musulmane la moindre des pratiques de Muhammad. Le clou final, dans les milieux salafistes, sera apporté par une star de leur mouvement, Muhammad al-Albani, décédé en 1999, qui aura validé un dernier hadîth, apparu tardivement au 10ème siècle, qui raconte que le Prophète aurait déclaré « Mieux vaut, pour un homme, de se faire planter une aiguille de fer dans la tête que de toucher une femme qui ne lui est pas licite » (Al-Tabarânî, al-Kabîr, 486).
Et c’est ce qui fait tout basculer dans le domaine de la morale.
Car, en effet, il ne faut pas se tromper de porte pour entrer dans cette problématique et l’aborder, pare exemple, comme une question d’infériorité de la femme par rapport à l’homme : l’interdiction, selon eux, vaut dans les deux sens, tant pour les hommes que les femmes. Dans la vision du monde que ce hadîth dessine, toucher une personne du sexe opposé avec laquelle il n’est pas interdit d’avoir des relations sexuelles, et ce ne fût-ce que par une poignée de main, voire un regard, c’est déjà commettre un premier pas vers l’adultère ou la fornication, un des pires péchés, qui peut valoir l’enfer à qui le commet. La poignée de main devient ainsi la première étape vers la damnation éternelle. Dans la hiérarchie des valeurs ainsi réorganisée, si je dois choisir entre ma félicité éternelle au Paradis et vous faire plaisir en vous serrant la main pour quelques secondes, mon calcul est vite fait. D’où l’intransigeance des tenants de cette pratique, qui ne se rendent pas compte qu’elle a été construite au cours de l’histoire et qu’elle repose sur une évidence textuelle et historique extrêmement faible.
Plus profondément encore, comme cela a été justement relevé en France, dans le cas d’un déni d’octroi de nationalité pour refus de serrer la main d’un officier de l’état civil au moment d’être accueilli dans la communauté nationale, il s’agit d’un problème d’hiérarchisation des allégeances à ce moment précis. Cela est d’autant plus paradoxal que Muhammad, en son contexte, a longtemps reçu les allégeances en fonction des codes culturels de sa société tribale (la bay‘a), alors que la shahâda, la fameuse attestation de foi que tout musulman connaît aujourd’hui, n’existait tout simplement pas.
Il ne s’agit donc pas d’une simple pratique culturelle que l’on pourrait ajuster, comme lorsqu’un Japonais vient en Europe : il serre les mains, alors que cela ne se fait pas au Japon. Il s’agit d’une pratique religieuse qui hiérarchise les priorités de l’individu en fonction de son avenir dans l’Au-delà.
Comment concilier cela dans une société sécularisée et plurielle où l’Au-delà n’est pas un principe régissant le vivre-ensemble ?
C’est bien là le cœur du problème. Je pense que l’approche historique permet de montrer aux tenants d’une position inflexible sur ce sujet que, bien qu’ils croient, souvent de bonne foi, se rapprocher du message de Muhammad, ils en déplacent le sens et en dénaturent les pratiques, en bouleversant la hiérarchie des priorités dans leur société. En effet, comme on le voit par de nombreux exemples, ce que cherchait avant tout Muhammad, c’était la cohésion sociale de sa société dans son ensemble, pas de sa seule communauté « religieuse ». Dans notre cas, il s’agit donc de notre société européenne – où le contact par poignée de main, joint à un contact oculaire, joue un rôle fondamental de socialisation et d’accueil de l’Autre dans sa bulle individuelle, et donc de démonstration de respect mutuel. Le refus de négociation de sa pratique fracture profondément cet espace de confiance établi par le serrage de main.
La solution que je propose dans mon travail de gestion de la diversité, par exemple, c’est que chacun et chacune aligne sa façon de saluer sur celle du premier qui a salué lors d’une rencontre – qu’il s’agisse de se serrer la main, de s’incliner, de se toucher le coude ou d’un check plus ou moins élaboré. Cela fait sens dans une société diversifiée, sans que personne ne cherche à imposer à l’autre sa façon de saluer, tout en comprenant qu’il y a des occasions dans la vie en société où la poignée de main est non négociable, parce ce qu’elle symbolise précisément, une alliance, un pacte, voire une allégeance comme du temps de Muhammad. La refuser, c’est refuser symboliquement de se reconnaître comme membre de la société. Or, des pratiques qui ont pu avoir un sens positif dans certaines contrées au Moyen-Âge, peuvent revêtir un sens complètement opposé dans nos sociétés contemporaines. A chacun et chacune, dès lors, de faire la part des choses en bonne intelligence.